Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des pouvoirs de l’état, et ceux-là mêmes que ce pouvoir menace contribuent à sa prépondérance. Avec lui, certaines égalités de sentiment et de nature sont pressenties, caressées, sinon proclamées. Il y avait une classe dominante, donnant le ton et imprimant son cachet au roman comme à tout le reste ; il n’y a plus qu’une noblesse brillante, corrompue et futile, jouant avec des armes forgées et essayées par des mains plus fortes et plus dignes. On trouve au premier échelon des scandales et des vices, au second des aspirations, des idées et des rêves. L’antagonisme se déclare et forme deux publics, pour lesquels l’esprit romanesque fait deux parts, inaugurant ainsi, pour le continuer jusqu’à nos jours, son rôle dans la bonne et dans la mauvaise littérature. C’est alors aussi que le roman, dans ses expressions les plus hautes et les meilleures, devient un démenti et un refuge : un démenti infligé aux mœurs licencieuses, au matérialisme cynique, qui dominent ; un refuge pour les imaginations exaltées ou délicates. Aux lecteurs libertins et frivoles, les contes de Voisenon ou de Crébillon fils ; aux connaisseurs, aux esprits fins, aux âmes éprises d’idéal, la Nouvelle Héloïse et Manon Lescaut ; au gros public qui s’émancipe sans se bien éclairer encore, les grosses histoires de Restif de La Bretonne, improvisées au coin de la borne et préludant à nos romans-feuilletons ; à l’aristocratie, non plus sociale, mais intellectuelle, Marianne, et un peu plus tard Paul et Virginie.

La scène change encore, et cette fois le contraste s’accentue de plus en plus. Tandis qu’un monde s’écroule, qu’une ivresse de sang et de mort confond dans un embrassement funèbre les bourreaux et les victimes, l’esprit romanesque, blotti à l’extrémité contraire, se complaît en des fictions doucereuses, en des hymnes à la nature pleines de sensiblerie et d’emphase. La vertu, l’amour, l’amitié, le gazon et les fleurs, tel est l’idéal de ces imaginations qu’épouvantent les plus affreux spectacles qui aient jamais terrifié le monde. Pendant que les loups hurlent et déchirent, le roman se fait berger : on dirait la laiterie de Trianon transportée à dix pas de l’échafaud ; Florian et Berquin coudoient presque Robespierre. Plus tard encore, et sous d’autres formes le contraste continue. Le commencement de ce siècle est tout à l’action, au mouvement, à l’éclat, aux aventures, aux amours martiales et rapides, nouées et dénouées entre deux batailles ; c’est ce moment que choisit l’esprit romanesque pour s’empreindre d’une mélancolie rêveuse, pour mettre en scène les héros de la passion vague, de l’impuissance volontaire, contemplant du haut de leur orgueil, de leur désespoir et de leur dédain les prodiges de l’activité humaine. Ce fut là le roman poétique, celui qui répondait aux ardentes tristesses des âmes d’élite, disséminées à travers le monde, et brisées par le spectacle