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LE ROMAN
ET
LES ROMANCIERS DE 1861

Nous voyons se produire en littérature un phénomène assez remarquable : la poésie s’affaiblit et le roman persiste. Tels lecteurs qui ne sauraient arriver à la vingtième page d’un recueil de vers sans que le volume leur tombât des mains dévorent dans leur année des centaines de romans. D’où vient donc cette différence ? Il semble au premier abord que les deux genres, s’adressant à peu près aux mêmes penchans de notre nature, devraient prospérer et languir ensemble ; il n’en est rien pourtant. C’est que la poésie pure est impérative et absolue ; on pourrait lui appliquer le to be or not to be de Shakspeare. Elle est ou elle n’est pas ; il faut qu’on aille à elle, qu’on l’accepte ou qu’on la repousse, et c’est à peine si elle consent à faire une faible partie du chemin. Aussi, dès que le sentiment général cesse d’être poétique, elle s’isole, se replie sur elle-même ou s’engage dans les sentiers déserts, et nous l’avons vue devenir alors tantôt une protestation mélancolique et un peu hautaine contre l’esprit positif de l’époque, tantôt l’expression maladive ou inquiète d’un sentiment individuel, s’échauffant et s’exagérant dans le vide. De là, dans la poésie proprement dite, des années et parfois des siècles d’interrègne et de lassitude. L’esprit romanesque au contraire n’abdique jamais, il ne rompt pas avec ce qu’il désespère, d’assouplir. Flexible, varié, mobile, il s’assimile, au lieu de les absorber ou de les repousser, les divers élémens que lui offrent la société et la vie. Que dis-je ? il fait partie essentielle de cette vie, extérieure ou intime, de cette société dont il exprime tantôt les aspirations,