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je restai sans bouger de ma place, plongé dans une espèce de stupeur insouciante ; mais le bruit des pas se fit encore entendre. Je me remis à les observer. Besmionkof et Lise revenaient par le même sentier. Ils étaient fort agités tous les deux, Besmionkof surtout. Lise s’arrêta et prononça distinctement les paroles suivantes : « J’y consens, Besmionkof. Je n’aurais pas accepté, si vous aviez seulement voulu me sauver et m’enlever à ma situation pénible ; mais vous m’aimez, vous savez tout et vous m’aimez. Je ne trouverai jamais un ami plus sûr et plus fidèle ; je serai votre femme. »

Besmionkof lui baisa la main. Elle lui sourit tristement et rentra chez elle. Besmionkof se jeta dans le taillis, et moi,… je rentrai chez moi. Ainsi donc Besmionkof avait dit à Lise justement ce que j’aurais voulu lui dire, et Lise lui avait répondu justement ce que j’aurais voulu qu’elle me répondît ; je n’avais plus à m’inquiéter de rien. Lise l’épousa au bout de quinze jours ; Les vieux Ojoguine étaient enchantés.

Eh bien ! dites-le maintenant, ne suis-je pas un homme superflu, un homme de trop ? N’ai-je pas joué dans toute cette histoire le rôle d’un homme de trop ? Quelle stupide cinquième roue de carrosse… Ah ! c’est amer, bien amer !… Oui, mais, comme disent les gens qui traînent les lourds bateaux sur le Volga, encore un coup, un seul petit coup de collier, encore un petit jour et puis un autre, et il n’y aura plus pour moi ni amertume ni douceur.


31 mars.

Je vais mal. J’écris ces lignes dans mon lit. Hier soir, le temps a subitement changé ; aujourd’hui il fait chaud, c’est presque une journée d’été. Tout fond, coule et se dissout. Une senteur de terre remuée se répand dans l’air ; c’est un parfum chaud, lourd et accablant. La vapeur s’élève de toutes parts. Le soleil vous pique et vous pénètre. Je vais mal. Je sens que je me décompose.

J’ai voulu écrire mon journal, et qu’ai-je fait ? J’ai raconté un seul épisode de ma vie. Je me suis trop laissé aller. Des souvenirs effacés se sont éveillés et m’ont entraîné à leur suite. J’ai écrit sans me hâter. Je suis entré dans mille détails, comme si j’avais encore des années devant moi, et voilà que le temps me manque pour continuer. La mort, la mort approche. J’entends déjà son crescendo menaçant… Il est temps… il est temps !…

Et pourquoi regretter ? Qu’importe ce que je conte ? Cela ne revient-il pas au même ? à la vue de la mort disparaissent les dernières vanités terrestres. Je sens que je m’apaise, que je deviens plus simple et plus naturel. C’est trop tard !… Chose étrange ! je m’apaise certainement, mais en même temps… je suis saisi de terreur,… de