Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/699

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je traversai l’antichambre et la cour comme pour aller dans la rue, puis je revins rapidement sur mes pas et me glissai dans le jardin. J’eus le bonheur de n’être aperçu de personne. Sans perdre un instant, je m’enfonçai dans le bois à pas précipités. J’aperçus Lise devant moi, au milieu du sentier. Je sentais mon cœur qui battait à se rompre. Je m’arrêtai en soupirant profondément et j’allais enfin m’approcher d’elle, lorsque je la vis tout à coup lever la main sans se retourner et prêter l’oreille à je ne sais quel bruit… Dans la direction de l’impasse retentissent derrière les arbres deux coups distincts, comme si quelqu’un heurtait la palissade. Lise frappe dans la paume de sa main, j’entends le faible grincement de la petite porte et vois Besmionkof qui sort du fourré. Je me cachai à la hâte derrière un arbre. Lise se dirigea vers lui sans parler… Il lui prit silencieusement le bras, et tous les deux se mirent à marcher doucement dans le sentier. Je les suivais des yeux avec ébahissement. Ils s’étaient arrêtés, avaient regardé autour d’eux, s’étaient perdus un instant entre les buissons et avaient reparu de nouveau pour entrer enfin dans la tonnelle. Cette tonnelle était un petit édifice rond muni d’une porte et d’une fenêtre ; une vieille table recouverte d’une mousse fine occupait le centre de ce réduit, deux bancs étaient placés de chaque côté à quelque distance des murs humides et sombres. Autrefois on y prenait le thé par les journées les plus chaudes. La porte était disjointe, les châssis ne tenaient plus depuis longtemps ; accrochés par un seul angle, ils pendaient tristement comme l’aile blessée d’un oiseau. Je m’approchai furtivement de la tonnelle et les épiai avec précaution à travers les fentes de la fenêtre. Lise était assise sur un des bancs et baissait la tête ; sa main droite pendait sur ses genoux, Besmionkof tenait la gauche dans les deux siennes.

— Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? lui demanda-t-il à demi-voix.

— Toujours de même, répondit-elle, ni mieux, ni plus mal… Un vide, un vide affreux ! continua-t-elle en relevant tristement les yeux.

Besmionkof ne lui répondit pas.

— Pensez-vous, reprit-elle, qu’il m’écrive encore ?

— Je ne le pense pas, Lise Cyrillovna ! Elle resta silencieuse.

— Eh ! qu’écrirait-il en effet ? Il m’a tout dit dans sa première lettre. Je ne puis pas être sa femme ; mais j’ai été heureuse,… non pour longtemps,… j’ai été heureuse !

Besmionkof se détourna.

— Ah ! poursuivit-elle avec vivacité, si vous saviez combien ce