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derrière le dos, considérant sa maîtresse d’un air d’étonnement endormi. Je poussai un cri involontaire et voulus m’approcher d’elle ; mais je m’arrêtai soudain. Un pressentiment affreux me serrait le cœur. Lise ne remua point jusqu’à la fin des vêpres. Tout le monde était sorti, le sacristain se disposait à balayer l’église, Lise restait toujours clouée à sa place. Le petit cosaque s’approcha, lui parla bas et la tira par sa robe ; elle se retourna, passa la main sur son visage et sortit de l’église. Je la suivis de loin jusqu’à la maison et m’en allai chez moi. — Elle est perdue ! m’écriai-je en entrant dans ma chambre.

Je puis donner ma parole d’honneur que j’ignore encore aujourd’hui de quel genre étaient mes sensations d’alors. Je me rappelle que je me jetai sur mon divan et fixai les yeux sur le plancher en me croisant les bras. Je ne saurais dire si j’éprouvai quelque satisfaction au milieu de ma douleur. Je n’en conviendrais pour rien au monde si je n’écrivais que pour moi seul… Il est certain que j’étais déchiré de pressentimens pénibles et funestes… Et qui sait ? Peut-être aurais-je été surpris si ces pressentimens ne s’étaient pas réalisés. « Tel est le cœur humain ! » s’écrierait maintenant d’une voix énergique un pédagogue de gymnase russe en levant en l’air son index graisseux orné d’une bague en cornaline ; mais que ferons-nous de l’opinion du pédagogue russe avec sa voix énergique et sa bague en cornaline ?

Quoi qu’il en soit, mes pressentimens se trouvèrent justes. La nouvelle du départ du prince se répandit tout à coup dans la ville. On disait qu’il était parti à la suite d’un ordre de Saint-Pétersbourg, qu’il était parti sans avoir fait aucune proposition ni à Cyril Matvéitch ni à sa femme, et que Lise passerait le reste de ses jours à pleurer sa perfidie. Ce départ du prince fut complètement inattendu, car mon domestique affirma que la veille encore le cocher ne se doutait nullement des intentions de son maître. Cette nouvelle me donna la fièvre. Je m’habillai à la hâte avec l’intention de courir chez les Ojoguine ; mais après quelques réflexions il me sembla qu’il serait plus convenable d’attendre au lendemain. Je ne perdis rien d’ailleurs à rester à la maison. Un certain Pandopipopoulo m’arriva ce soir-là même. C’était un Grec de passage, un bavard de la pire espèce, qui s’était embourbé par hasard dans la ville d’O… et avait été des plus indignés contre moi lors de mon duel avec le prince. Sans même donner à mon domestique le temps de l’annoncer, il se précipita de vive force dans ma chambre, me serra la main, me, fit mille caresses, m’appela un modèle de générosité et de bravoure, dépeignit le prince sous les couleurs les plus sombres, ne ménagea pas les vieux Ojoguine, que le sort, selon lui,