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de m’adresser à Ojoguine lui-même,… d’appeler l’attention de ce gentilhomme sur la position dangereuse de sa fille, sur les suites déplorables de son imprudence ; je me décidai même à entamer un jour avec lui ce sujet délicat… Mes discours avaient quelque chose de si entortillé et de si ténébreux, qu’après m’avoir longtemps écouté en silence, il fit tout à coup un brusque mouvement, passa rapidement la paume de sa main sur son visage, de l’air d’un homme qui veut s’empêcher de dormir, articula un grognement sourd, et passa de l’autre côté de la chambre. Inutile de dire que je m’étais persuadé que je n’agissais que d’après les vues les plus désintéressées en prenant cette résolution, que je croyais remplir le devoir d’un ami de la maison ; mais j’ose affirmer que lors même que Cyril Matvéitch n’eût pas interrompu mes épanchemens, je n’aurais pas eu le courage de terminer mon monologue. Je me mettais parfois à peser les mérites du prince avec la gravité d’un sage de l’antiquité ; parfois je cherchais une consolation dans l’espoir, et me disais que tout cela n’avait rien de sérieux, que Lise reviendrait à elle, que son amour n’était pas un amour véritable… Je ne sais vraiment quelle est la pensée après laquelle je n’essayai pas de courir alors. J’avoue franchement qu’il y avait une solution, une seule, qui ne me vint jamais en tête : je ne songeai pas une seule fois à m’ôter la vie. Je ne saurais dire pourquoi cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit… Peut-être pressentais-je déjà qu’il ne me restait après tout que peu de temps à vivre.

On comprend que ma position devenait de plus en plus embarrassée. La vieille Ojoguine elle-même, cette créature obtuse, commençait à me fuir et ne savait par quel bout me prendre. Besmionkof, toujours poli et serviable, m’évitait aussi ; il me semblait que nous étions confrères, et que lui aussi aimait Lise. Seulement il ne relevait jamais mes allusions et ne causait pas volontiers avec moi. Le prince lui témoignait beaucoup d’amitié, il l’estimait sans doute. Nous n’empêchions ni l’un ni l’autre le prince de poursuivre ses projets sur Lise ; mais Besmionkof ne les fuyait pas comme moi, il n’avait pas l’air d’un loup ou d’une victime et se rapprochait d’eux de bonne grâce quand ils le désiraient. Il faut dire qu’il ne montrait pas grande jovialité dans ces occasions, mais il y avait toujours eu quelque chose de contenu dans sa gaieté.

Deux semaines environ s’étaient écoulées de la sorte. Outre qu’il était beau et spirituel, le prince était musicien, chantait, dessinait assez bien et contait à ravir. Les anecdotes qu’il tirait des sphères élevées du monde de Pétersbourg faisaient sur ses auditeurs une impression d’autant plus forte qu’il avait l’air de n’y attacher aucune importance. Le résultat de cette simple habileté du prince fut