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craigne… » Et, sans attendre sa réponse, je donnai tout à coup à mon visage une expression vive et dégagée qui ne lui était nullement habituelle, puis je levai la main au-dessus de ma tête dans la direction du plafond (il me souvient que je croyais arranger ma cravate), et me disposai même à pirouetter sur un pied, comme si je voulais dire : « Tout est fini, me voilà de bonne humeur, soyons tous de bonne humeur… » J’abandonnai cependant l’idée de la pirouette, car je me sentais une certaine raideur peu naturelle dans les genoux qui aurait pu me faire choir sur le plancher… Lise ne me comprenait décidément pas ; elle me regarda avec surprise droit dans les yeux, sourit avec la précipitation d’une personne qui désire en finir vite, et retourna auprès du prince. J’avais beau être aveugle et sourd ; il n’y avait pas moyen de croire qu’elle était le moins du monde irritée ou dépitée contre moi dans ce moment, elle ne songeait pas même à moi. Le coup était décisif : mes dernières espérances s’écroulèrent avec fracas, comme un bloc de glace exposé au soleil, qui se brise soudain en menus fragmens. Je fus complètement désarçonné dès la première attaque et perdis tout en un jour, comme les Prussiens à Iéna. Non, elle ne m’en voulait point… bien au contraire, hélas ! Je m’apercevais qu’elle était elle-même emportée comme par un flot. Pareille à un jeune arbre déjà à moitié arraché du rivage, elle se penchait sur le torrent avec avidité, prête à lui donner pour toujours et le premier épanouissement de son printemps et sa vie entière. Celui qui est condamné à être témoin d’un entraînement pareil peut se dire qu’il a passé par un instant très amer, s’il aime lui-même sans qu’on lui rende son amour. Je me rappellerai éternellement cette attention dévorante, cette gaieté pleine de caresse, cet oubli de soi-même, ce regard encore enfant et déjà féminin, ce sourire heureux, et pour ainsi dire à peine épanoui, qui ne quittait ni ses lèvres entr’ouvertes ni ses joues rougissantes… Tout ce que Lise avait vaguement pressenti au temps de notre promenade dans le bois s’accomplissait alors, et, s’abandonnant tout entière à l’amour, elle s’apaisait et devenait plus sereine à la fois, comme un vin nouveau qui cesse de fermenter, parce que son heure est venue…

J’avais eu la patience de passer cette soirée avec elle ; il en fut de même de toutes les soirées suivantes, — toutes, jusqu’à la dernière. »

Lise et le prince s’attachaient tous les jours davantage l’un à l’autre. Je ne pouvais plus conserver le moindre espoir… Mais j’avais décidément perdu le sentiment de ma propre dignité, et je n’avais plus la force de me dérober au spectacle de mon propre malheur. Je me rappelle que j’essayai un jour de ne pas aller chez