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aussi parce que Lise était vraiment une créature charmante. Le prince ne s’était pas attendu probablement à trouver un pareil joyau dans une aussi vilaine coquille (je parle de l’horrible ville d’O…, et jusqu’alors Lise n’avait pas même vu en songe un être semblable à ce gentilhomme brillant et spirituel.

Après les premiers complimens d’usage, Ojoguine me présenta au prince, qui se montra fort poli. Il était en général très affable pour tout le monde, et, malgré la distance incommensurable qui existait entre lui et notre obscure société de province, il avait non-seulement l’art de ne gêner personne, mais encore celui de paraître se croire des nôtres et de n’habiter Pétersbourg que par hasard.

Ce premier soir… oh ! ce premier soir !… Aux jours heureux de notre errance, nos professeurs nous racontent et nous citent comme exemple le trait d’héroïque patience de ce jeune Lacédémonien qui, ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sa chlamyde, se laissa ronger les entrailles sans jeter un seul cri, préférant ainsi la mort à l’opprobre… Je ne puis trouver de meilleure comparaison pour exprimer mes cruelles souffrances pendant cette soirée où je vis pour la première fois le prince à côté de Lise. Mon sourire continuellement forcé, ma surveillance pleine d’anxiété, mon silence stupide, mon désir constant et inutile de m’éloigner étaient sans doute des choses assez remarquables dans leur genre. Ce n’était pas un renard seul qui me dévorait les entrailles : la jalousie, l’envie, le sentiment de ma nullité, une méchanceté impuissante, me déchiraient tour à tour. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que le prince était réellement fort aimable… Je le dévorais des yeux, et je crois même que j’oubliai mon clignement habituel en le regardant. Il ne s’entretenait pas uniquement avec Lise, mais tout ce qu’il disait s’adressait à elle seule. Je devais certes l’ennuyer affreusement… Je suppose qu’il devina bientôt qu’il avait affaire à un amoureux éconduit, et que ce fut par compassion sans doute et aussi par une profonde conviction de ma parfaite innocuité qu’il se montra si affable avec moi. Vous pouvez vous imaginer combien je me sentais blessé !

Je… — ne vous moquez pas de moi, qui que vous soyez, sous les yeux duquel seront tombées ces lignes, d’autant plus que ce furent là mes derniers rêves, — je me figurai tout à coup, au milieu de mes angoisses, que Lise voulait me punir pour la froideur présomptueuse que j’avais montrée au commencement de ma visite, qu’elle était irritée contre moi, et que le dépit seul la portait à faire la coquette avec le prince. Je saisis un moment favorable pour m’approcher d’elle, et je balbutiai avec un sourire à la fois soumis et tendre : « Assez ; pardonnez-moi… Du reste, ce n’est pas que je