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était resté en arrière avec la vieille Ojoguine. Nous sortîmes du fourré, nous nous arrêtâmes, et tous les deux nous fûmes forcés de cligner des yeux : juste en face de nous, le soleil se couchait, sanglant et superbe, au milieu d’un nuage incandescent. Une moitié du ciel était embrasée ; des rayons empourprés tombaient obliquement sur les prairies, jetaient un reflet vermeil jusque sur la partie des ravins déjà couverte d’ombre, s’étendaient en jets de plomb fondu sur la petite rivière aux endroits où elle ne se cachait pas sous les arbrisseaux penchés sur ses rives, et allaient donner d’aplomb sur le flanc de l’escarpement et sur le rideau serré du bois. Nous restions immobiles, enveloppés d’une lueur ardente. Je ne suis pas en état de rendre toute la solennité passionnée de ce tableau. On dit que pour un aveugle la couleur rouge correspond au son des trompettes. Je ne saurais dire à quel point la comparaison est exacte ; mais il y avait réellement quelque chose d’impérieusement éclatant, comme un appel suprême, dans ce torrent d’or flamboyant, dans ce vaste embrasement du ciel et de la terre. Je jetai un cri d’enthousiasme et me tournai aussitôt vers Lise. Elle tenait les yeux fixés droit sur le soleil. Je me rappelle qu’il se reflétait dans ses yeux en petits points lumineux. Elle était touchée et profondément émue. Elle ne répondit pas à mon exclamation, mais resta longtemps immobile, la tête baissée… Je lui tendis la main ; elle se détourna et se mit tout à coup à pleurer. Je la regardais avec une incertitude secrète et presque joyeuse… La voix de Besmionkof retentit à deux pas de nous. Lise essuya rapidement ses larmes et me regarda avec un sourire indécis. Mme Ojoguine sortit du bois appuyée sur son cavalier. Ils s’arrêtèrent à leur tour pour admirer ce magnifique tableau. La vieille dame fit une question à sa fille, et je me rappelle mon tressaillement involontaire quand la voix de Lise résonna avec une vibration cristalline en répondant à sa mère. Le soleil s’était couché pendant ce temps, et l’incendie du soir commençait à s’éteindre. Nous retournâmes sur nos pas. Je repris le bras de Lise. Il faisait encore assez clair dans le bois, et je pouvais distinguer ses traits. La rougeur qui s’était répandue sur tout son visage n’avait pas encore disparu : elle semblait être encore enveloppée des rayons du soleil couchant. Son bras effleurait à peine le mien. Je fus longtemps avant d’oser parler, tant mon cœur battait fortement. Une voiture apparut dans le lointain à travers les arbres : c’était le cocher qui venait à notre rencontre, au pas, sur la route sourde et sablonneuse.

— Elisabeth Cyrillovna, dis-je enfin, pourquoi donc pleurez-vous ?

— Je ne sais, répondit-elle après un instant de silence. — Elle