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exacte et définie. Cela me réussit d’autant moins qu’il ne se passa rien de particulièrement remarquable entre nous pendant tout ce temps… Ces vingt jours réapparaissent comme quelque chose de chaud, de jeune et de parfumé, comme un rayon lumineux dans ma vie mate et décolorée. Ma mémoire ne devient tout à coup inexorablement précise et sûre qu’à compter du moment où, pour employer encore les expressions de ces mêmes mauvais poètes, « les coups du sort s’abattirent sur moi. »

Et pourtant ces trois semaines ont laissé en moi quelque empreinte. Lorsqu’il m’arrive parfois de réfléchir longuement sur cette époque, certains souvenirs se dégagent soudain des ténèbres du passé, pareils aux étoiles que le regard fixement tendu découvre inopinément au milieu du ciel nocturne. J’ai conservé surtout le souvenir d’une promenade à travers le bois qui se trouve derrière la ville d’O… Nous étions quatre : la vieille Ojoguine, Lise, moi et un certain Besmionkof, dont j’aurai encore à parler, employé inférieur domicilié à O…, petit homme blondasse, paisible et bon. M. Ojoguine était resté chez lui. Il s’était donné une migraine à force de dormir. La journée était magnifique, chaude et pure. Les Russes ne sont pas en général grands amateurs de jardins de plaisance ou de promenades publiques. Quelle qu’en soit la raison, on rencontre rarement âme qui vive dans ces soi-disant jardins publics ; une vieille femme vient de temps en temps s’asseoir en gémissant sur un banc de gazon bien rôti au soleil, près duquel s’élève un chétif arbuste. Si pourtant il se trouve aux environs de la ville un maigre petit bois de bouleaux, les marchands et quelquefois les employés aiment à s’y transporter les dimanches et les jours de fête ; ils emportent avec eux des samovars, des gâteaux et des melons d’eau, et, après avoir étalé toutes ces friandises sur l’herbe poussiéreuse qui borde la grande route, ils s’assoient tout à l’entour, boivent et mangent jusqu’au soir à la sueur de leurs fronts. Il existait justement un petit bois semblable à deux verstes de la ville d’O… Nous y allâmes un peu après le dîner. Besmionkof offrit son bras à la vieille Ojoguine, je donnai le mien à Lise. Le jour était déjà sur son déclin. C’était le temps de la première ferveur de mon amour (nous nous connaissions à peine depuis quinze jours). Je me trouvais dans cet état d’adoration passionnée et attentive où toute notre âme suit innocemment et involontairement les moindres mouvemens de l’être aimé, où nous ne pouvons nous rassasier de sa présence ni assez entendre sa voix, où nous regardons autour de nous et sourions comme un enfant en convalescence, où tout homme quelque peu expérimenté doit reconnaître à cent pas et à première vue ce qui se passe en nous. Il ne m’était pas arrivé jusqu’à ce jour de donner le bras