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une fois à l’ombre du buisson de chêne sur la pente du ravin, suivre encore une fois des yeux les traces fuyantes d’un vent qui court en vagues sombres sur l’herbe dorée de notre prairie… Bah ! à quoi bon tout cela ? Je ne puis plus écrire aujourd’hui. À demain.


22 mars.

Aujourd’hui il fait de nouveau sombre et froid. Ce temps-ci me convient davantage ; il est en harmonie avec mes occupations. La journée d’hier est venue réveiller mal à propos bien des sentimens et bien des souvenirs inutiles. Cela ne se répétera plus. Ces épanchemens de la sensibilité rappellent l’impression que vous fait la racine de réglisse. Au premier abord et tant qu’on ne suce qu’un peu, le goût n’en est pas désagréable ; mais un instant après la bouche en est tout amère. Je vais me remettre simplement et tranquillement au récit de ma vie.

Nous allâmes donc à Moscou… Mais il me vient une idée : est-ce bien la peine de raconter ma vie ? Non décidément… Ma vie ne diffère en rien de la plupart des autres vies. La maison paternelle, l’université, le service dans les grades inférieurs, la retraite, un petit cercle de connaissances, une pauvreté honnête, des plaisirs modestes, des occupations paisibles, des désirs modérés, dites, de grâce, qui donc ignore tout cela ? Une autre raison pour ne pas conter ma vie, c’est que je n’écris que pour mon propre plaisir, et que si mon passé n’offre rien de particulièrement gai ou de particulièrement triste, même à mes yeux, c’est qu’en effet il ne renferme rien qui soit digne d’attention. Mieux vaut essayer de m’expliquer mon caractère.

Quelle espèce d’homme suis-je ?… On pourra me faire observer que personne ne me le demande non plus. J’en conviens ; mais je vais mourir, et il me semble que c’est un désir pardonnable que celui de vouloir apprendre avant la mort quelle sorte d’oiseau l’on a été.

Ayant dûment pesé cette importante question, et n’ayant d’ailleurs nulle raison pour m’exprimer avec trop d’amertume sur mon propre compte, comme le font les gens bien convaincus de leur mérite, je commence par convenir d’une chose : j’ai été l’homme, ou, si l’on veut, l’oiseau le plus superflu de ce monde. Je le prouverai demain, car aujourd’hui je tousse comme une vieille chèvre, et Térence, ma garde-malade, ne me laisse pas un instant de repos. « Couchez-vous, mon petit père[1], et prenez du thé, » me dit-elle. Je sais bien qu’elle me presse ainsi, parce qu’elle veut du thé elle-

  1. Formule d’usage dans la conversation russe.