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caractère et très vertueuse, mais je n’ai jamais connu de femme dont la vertu causât moins de plaisir. Elle s’affaissait sous le poids de ses mérites et en fatiguait tout le monde, à commencer par elle-même. Pendant les cinquante années de sa vie, elle ne se reposa pas une seule fois, elle ne se croisa pas une seule fois les bras ; elle travaillait et s’évertuait comme une fourmi, mais sans aucune utilité, ce que nul ne dira d’une fourmi. Un ver infatigable la rongeait nuit et jour. Une fois seulement je la vis parfaitement tranquille, et cela dans son cercueil, le lendemain de sa mort. Aussi son visage me semblait-il vraiment exprimer un silencieux étonnement. On aurait dit que ses lèvres à demi fermées, ses joues creuses et ses yeux paisiblement immobiles respiraient ces paroles : « Qu’il fait bon ne pas bouger ! » Oui certes, il est bon de se dépouiller enfin de l’accablante conscience de la vie, de la sensation continua et inquiète de l’existence !

Je grandis mal et sans joie. Mes parens me témoignaient de la tendresse ; mais la vie ne m’en était pas plus douce. Ouvertement adonné à un vice dégradant et ruineux, mon père n’avait aucune autorité dans sa propre maison. Il reconnaissait son abjection, et, n’ayant pas la force de renoncer à la passion qui le dominait, il cherchait du moins à mériter l’indulgence de sa femme par une soumission à toute épreuve. Ma mère supportait son malheur avec cette magnifique et fastueuse longanimité de la vertu dans laquelle respire tant d’orgueil et d’amour-propre. Elle ne faisait jamais de reproches à mon père ; elle lui donnait silencieusement le fond de sa bourse et’ payait ses dettes. Présente ou absente, il la portait aux nues ; mais il n’aimait pas à rester à la maison, et il ne me caressait qu’en secret, comme s’il eût craint de me corrompre par sa présence. Ses traits altérés avaient alors une telle expression de bonté, le rire fiévreux qui errait sur ses lèvres se changeait en un sourire si touchant, ses yeux bruns entourés de rides fines s’arrêtaient avec tant d’amour sur moi, que je pressais involontairement ma joue contre sa joue humide et chaude de larmes. J’essuyais ces larmes avec mon mouchoir ; mais elles recommençaient à couler sans effort, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Je me mettais aussi à pleurer, et il me consolait, il pressait mes mains entre les siennes, et ses lèvres tremblantes me couvraient de baisers. Voilà déjà plus de vingt ans qu’il est mort, et pourtant chaque fois que je pense à mon pauvre père, des sanglots muets me montent au gosier, et mon cœur bat dans ma poitrine ; il bat avec tant de chaleur et d’amertume, il est accablé d’une si douloureuse compassion qu’on croirait qu’il lui reste encore longtemps à battre et à regretter.

Ma mère au contraire était toujours la même pour moi, bienveillante,