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« Miss Ruey songea aux Moabites, aux Philistins et aux autres peuples. dont elle venait de lire les terribles exploits, et elle fut aussi près de se mettre en colère contre le petit drôle que cela était possible à une personne si respectable, si pieuse et d’un si bon caractère. La vertu humaine est fragile, et chacun a son endroit vulnérable. Le vieux sénateur romain ne put se contenir quand on s’en prit à sa barbe ; la même susceptibilité réside sous le bonnet d’une vieille femme, et quand le petit garçon lui arracha irrévérencieusement son bonnet des dimanches, la tante Ruey, hors d’elle-même, lui appliqua un bon soufflet sur chaque oreille.

« La petite Mara, qui avait poussé des cris perçans pendant toute cette scène, s’apercevant qu’on portait la main sur ce trésor si nouveau et si précieux pour elle, se mit à frapper la pauvre miss Ruey de ses deux faibles mains, et enlaçant de ses bras son petit garçon, comme elle le nommait toujours, elle l’attira en arrière en lançant des regards de défi à l’ennemi commun. Miss Ruey demeura muette d’étonnement.

« — Ce n’est pas possible autrement, il faut qu’il l’ait ensorcelée ! pensait-elle avec stupéfaction, n’ayant rien vu de pareil à l’expression martiale qui brillait dans ses yeux si doux. Venez, Mara, ma belle petite Mara !

« Mais Mara ne songeait qu’à essuyer les larmes de colère qui coulaient sur les joues pourpres et brûlantes du petit garçon ; elle se haussait sur la pointe des pieds, lui offrant à baiser sa bouche, semblable à un petit bouton de rose.

« — Pauvre petit garçon, ne pleure pas, disait-elle ; petit garçon de Mara, Mara t’aime bien ! Puis, jetant un regard de courroux à la tante Ruey, qui en demeurait tout interdite et toute bouleversée, elle agitait sa petite main blanche en répétant : — Va-t’en, vilaine, va-t’en.

« Le petit garçon adressait à Mara avec vivacité un torrent de paroles qu’elle ne pouvait comprendre ; elle n’en paraissait pas moins partager complètement sa manière de voir, et tous deux lançaient à miss Ruey des regards irrités. Les choses prenant cette tournure, l’excellente femme se mit à songer à un compromis, et elle alla chercher deux tranches de gâteau qu’elle offrit aux petits insurgés avec des paroles conciliatrices. Mara fut apaisée incontinent et courut à la tante Ruey ; le petit garçon fit voler à terre le morceau de gâteau et garda une attitude de défi. La petite fille ramassa le gâteau, et, aprè3 beaucoup de supplications et une foule de manœuvres féminines, elle réussit à le décider à y goûter : l’appétit fut victorieux de ses héroïques résolutions ; il mangea et fut consolé, et bientôt après tous les trois furent dans les meilleurs termes. Miss Ruey, après avoir réparé le désordre de ses cheveux et remis son tour de tête et son bonnet, s’en prit à elle-même comme à la cause de tout ce désordre. Si elle ne les avait pas abandonnés à eux-mêmes pendant qu’elle chantait et lisait à son aise, rien de tout cela ne fût arrivé. Aussi l’excellente et laborieuse femme les garda pendant une heure ou deux à ses côtés, tandis qu’ils regardaient les gravures de la vieille Bible. »


Ce ne serait pas trop de toute la vigueur de mistress Kittridge pour dompter cette nature indocile et résolue ; mais la faible Mary