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grandit. Malgré les soins dont elle est entourée, malgré les efforts qui sont faits pour la distraire, la petite fille est souvent triste ; elle éprouve un indéfinissable malaise. La tante Ruey en devine bien la cause. « La société des vieilles gens, dit-elle avec raison, n’est pas ce qu’il faut à de jeunes enfans. » Il manque à Mara un compagnon de ses jeux, un ami de son âge. Le ciel le lui envoie, et ce sera aussi un orphelin. Une nuit, la tempête brise sur la côte un navire inconnu ; on trouve le lendemain sur le sable une belle jeune femme et un enfant, attachés tous les deux à un débris de vergue : la femme est morte, sa tête a porté contre un rocher ; l’enfant, que ses mains glacées serrent encore, est à grand’peine rappelé à la vie. C’est un beau garçon de cinq ou six ans qui s’exprime avec feu dans une langue que le capitaine Kittridge déclare être l’espagnol, mais que personne ne comprend. Qui peut être cet enfant ? Nul ne le sait ; rien parmi les débris que la mer a jetés sur le sable ne permet la moindre conjecture sur le navire naufragé et sur ceux qui le montaient. Un seul homme peut-être en sait plus que les autres, c’est le ministre, qui n’a pu retenir un tressaillement à la vue d’un bijou trouvé sur l’enfant, et qui a longuement examiné cet objet précieux lorsqu’on le lui a donné à garder. Qui arrachera au ministre un secret dont il paraît ne vouloir faire part à personne ? Sa sœur tente l’aventure dans l’intérêt commun de toutes les matrones, auxquelles la langue démange fort, et peu de scènes de comédie valent le récit de cette campagne malheureuse :


« Miss Emilie résolut intérieurement d’attendre, pour arracher le secret de son frère, cette heure d’intimité qui précède la mise au lit. En arrivant à la maison, elle s’occupa tout d’abord de faire le plus séduisant petit feu qui ait jamais pétillé et flambé dans une cheminée, sachant bien que rien n’était plus propre à porter la lumière dans les coins les plus reculés et les plus obscurs d’une conscience que ces vives lueurs qui dansaient si gaiement sur les chenets brillans, et qui rendaient le vieux sopha chiné et tous les meubles usés par le temps si riches en souvenirs de famille et en promesses de comfort.

« Elle débarrassa son frère de sa perruque et de son habit, qu’elle remplaça par les flots moelleux d’une robe de chambre ; elle lui couvrit la tête d’un bonnet noir et plaça ses pantoufles devant un fauteuil, tout contre le feu. Elle le vit avec satisfaction se laisser aller sur ce siège : elle courut alors à une armoire vitrée d’où elle retira une vieille coupe d’argent, de forme bizarre, qui était un héritage de famille et la seule pièce d’argenterie dont leur ménage pût s’enorgueillir. Elle descendit alors à la cave ; ses petits talons faisaient résonner chaque marche de l’escalier, et un léger fredon la suivait pendant qu’elle se dirigeait vers la barrique de cidre. Elle revint et mit à terre, devant le feu, la coupe d’argent avec le liquide d’un jaune d’ambre, et s’occupa à faire la rôtie la mieux grillée et la plus appétissante qu’on pût souhaiter pour tremper dans ce cidre.