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de tous ses devoirs de maîtresse de maison, et exigeant de tout le monde la même exactitude. Ce n’est point elle qui permettrait à des enfans de se coucher à des heures indues, et qui tolérerait qu’une petite fille allât jouer sur le sable tant qu’il y aurait à la maison des doublures à découdre ou des serviettes à ourler. Elle montre avec orgueil six grands garçons qu’elle a fait marcher dans le droit chemin, grâce à sa vertu de prédilection, la fermeté, et à un usage stoïque de la verge traditionnelle. Elle a d’autant plus le droit d’être fière de ce succès qu’elle n’a jamais trouvé le moindre appui dans son mari. Le capitaine Kittridge, qui s’est fait constructeur depuis que ses fils naviguent à sa place, est le plus indocile des sujets de sa femme : il est toujours prêt à excuser toutes les fautes et à autoriser toute espèce d’infraction à la règle. Quand huit heures sonnent, qu’on envoie coucher sa fille Sarah, et qu’il sollicite vainement pour elle un quart d’heure de grâce, le bon capitaine se déclare pris d’une irrésistible envie de dormir ; mais, ô mensonge ! ô renversement de toute discipline ! ce prétendu sommeil n’est qu’un artifice pour aller babiller une heure ou deux avec Sarah, et pour lui raconter les histoires les plus merveilleuses sur les pays lointains. Le capitaine aime en effet à raconter ses voyages, et pour amuser davantage ses jeunes auditeurs, il se laisse parfois aller à embellir ses récits de quelques broderies qui scandalisent l’austère respect de sa femme pour la vérité. Aussi quelle n’est pas sa confusion lorsqu’on lui demande de redire ces belles histoires devant des personnes respectables et instruites, comme le ministre et le capitaine Pennel, et que sa propre fille, pour mettre fin à ses hésitations et à ses refus, laisse échapper cette naïveté terrible : « Mais pourquoi ne nous dirais-tu pas cette histoire, puisque maman n’est pas là ? »

Entre le ménage Pennel et le ménage Kittridge oscillent perpétuellement deux vieilles filles qui sont au nombre des esquisses les plus spirituelles que Mme Stowe ait tracées. Dans nos humbles familles bourgeoises, qui n’a connu, qui n’a aimé quelque vieille parente, toujours prête à mettre à notre service son temps, son expérience et les ressources d’un savoir-faire universel ? Combien de fois sa main industrieuse n’a-t-elle pas tari nos pleurs en dissimulant habilement un accroc malencontreux ! Combien de fois n’avons-nous pas abusé de sa bonté sans épuiser sa patience et son dévouement ? Dans la joie et dans la peine, dans les petites misères et dans les dures épreuves de la vie, ses conseils, ses consolations et son assistance arrivaient toujours à point nommé. C’est à cette classe d’êtres dévoués et de fées bienfaisantes qu’appartiennent les deux sœurs Toothacre.