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de bure suffit à déparer un tissu de laine fine, et les passions du présent, souvent misérables et toujours éphémères, les haines et les engouemens de la foule, l’esprit de secte et le dénigrement, ne sauraient se glisser sous la plume de l’écrivain sans entraver dans leur essor les inspirations du plus beau génie, et sans mêler un alliage impur aux plus nobles conceptions. Tant qu’il se rencontrera des esprits délicats et amoureux du beau, des générations de lecteurs se transmettront l’une à l’autre les plaintes d’Antigone, les fureurs de Phèdre et le désespoir de Didon. En serait-il de même si ces douleurs harmonieuses avaient recelé la satire des institutions, des lois ou de la religion de la Grèce ou de Rome ? On nous appelle volontiers les fils de Voltaire : que reste-t-il aujourd’hui des applaudissemens frénétiques qui saluaient dans Mérope ou Zaïre des attaques habilement déguisées contre la royauté ou contre la divinité du christianisme ?

On ne saurait donc trop féliciter Mme Beecher-Stowe du parti qu’elle semble avoir pris de consacrer désormais sa plume à des œuvres exclusivement littéraires. Cette détermination est d’autant plus méritoire que la tentation devait être grande de persévérer dans une voie qui paraissait féconde et fructueuse. Peu d’auteurs en effet ont dû à la politique une part aussi considérable de leur succès. Sans les discussions intestines des États-Unis, on n’aurait pas en quelques mois compté par centaines de mille les lecteurs de l’Oncle Tom. Où l’Europe n’a vu que des scènes émouvantes, à peine rattachées les unes aux autres par un fil fragile, l’Américain retrouvait l’écho vivant des querelles passionnées qui agitaient les assemblées de son pays, qui enflammaient les polémiques de la presse, qui faisaient déjà présager la ruine de la confédération. Certaines pages de Dred qui de ce côté de l’Océan ont paru de purs hors-d’œuvre et des tirades quelque peu déclamatoires ont retenti aux États-Unis comme des provocations incendiaires, comme de véritables appels à la guerre civile. Des approbations ardentes ou des cris de colère leur répondaient de toutes parts, et le nom de l’auteur était dans toutes les bouches. Malheureusement la lutte au-devant de laquelle semblaient parfois aller les vœux de l’éloquent pamphlétaire a éclaté tout à coup : en moins d’une année, on a vu la république divisée, les familles désunies, la ruine s’appesantir sur des milliers de paisibles demeures et le sang même couler à flots. Qui ne sentirait comme un poids sur sa conscience le simple doute d’avoir contribué, pour la plus faible part, à déchaîner sur sa patrie de pareils malheurs ? Cette guerre fratricide, dont les conséquences ont du faire réfléchir les plus impatiens des abolitionistes, nous montre ce qu’il en coûte pour vouloir devancer l’œuvre du temps : elle nous enseigne