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leurs ennemis d’espérance, pour chercher le repos et le salut dans le despotisme. Certes les argumens qui ont décidé plus tard les Romains à le faire dans des circonstances moins difficiles, les argumens n’auraient pas manqué. Le danger du prolétariat était grand ; mais, je le répète, l’idée de chercher un maître ne vint à personne. Les consuls paraissaient au Forum et sommaient les citoyens de s’inscrire dans la milice ; nul ne s’inscrivait : les patriciens négociaient, promettaient, attendaient. On venait dire que l’ennemi approchait, que les Véiens avaient passé le Tibre, que les AEques étaient descendus de leurs montagnes. Les plébéiens refusaient encore de s’inscrire. Enfin, quand du haut des maisons on voyait l’ennemi dans la plaine à deux lieues de Rome, on n’y pouvait plus tenir, on sortait de la ville et on allait le repousser ; puis on revenait au Forum recommencer d’autres combats, ou bien un général habile savait exciter l’ardeur des soldats, l’irriter par des délais sagement calculés ; les soldats se précipitaient sur l’ennemi, jurant de vaincre, et tenaient leur serment. Rome traversa donc ces redoutables épreuves sans abdiquer sa liberté. Malgré ses dissensions, elle ne fut point conquise, et c’est parce qu’elle était demeurée libre qu’elle a conquis le monde.

Les patriciens, qui, on doit le reconnaître, auraient mieux aimé mourir que descendre à l’expédient de la tyrannie d’un seul, faisaient tout pour reprendre l’ancien pouvoir qu’ils avaient perdu depuis la retraite sur le Mont-Sacré et la création du tribunat. Ils gagnaient quelques-uns des tribuns et les détachaient d’un collègue trop résolu. Ils parvinrent au moyen de leurs cliens à dominer dans les centuries, au point qu’un jour les plébéiens abandonnèrent les comices, et à y faire constamment élire les consuls de leur choix[1]. Ils imaginèrent de tenir les comices à plus d’un mille de Rome, parce que la puissance des tribuns ne s’étendait pas plus loin ; mais à Rome les lieux n’étaient point indifférens, la coutume attachait à chacun d’eux une destination pour ainsi dire sacrée, et l’innovation tentée n’eut pas de suite.

C’est pendant cette période obscure et curieuse de l’histoire romaine qu’on voit, de 269 à 275, sept Fabius de suite consuls. La gens Fabia, sabine comme la gens Claudia par son origine, mais plus anciennement domiciliée à Rome, fut alors une véritable dynastie aristocratique, tandis qu’on voit un Julius de race latine, un aïeul de César, prendre parti pour les plébéiens. Ces Fabius avaient un grand cœur. Le rôle d’instrument d’oppression et d’injustice que leur faisait jouer l’aristocratie romaine finit par leur répugner.

  1. Selon Niebuhr, ils changèrent même dans les élections le rôle des curies et des centuries, transportant aux premières le droit d’élire et ne laissant aux secondes que le droit de confirmer.