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au profil sévère qu’on pourrait rencontrer aujourd’hui dans la campagne romaine au même endroit[1], le repousse en lui disant : « Je veux savoir si je suis venue vers mon fils ou vers un ennemi. » À ces dures paroles de la mère de famille, le hautain exilé ne trouve rien à répondre. L’épouse, dont la condition par rapport à son époux était celle d’une fille vis-à-vis de son père, ne se permet pas d’adresser à Coriolan des reproches ou des conseils ; mais elle l’embrasse et pleure. Toutes les matrones l’entourent en pleurant. L’âme fière et violente de Coriolan est attendrie par ces pleurs de femmes ; il lève son camp et se retire, non devant Rome, mais devant elles. Il y a peu de scènes dans l’histoire plus émouvantes que celle-là, et elle ne perd rien à la décoration du théâtre ; en se plaçant sur un tertre à quatre milles de Rome, près de la voie Latine, dans un lieu où il n’y a aujourd’hui que des tombeaux ou des ruines, on peut se figurer le camp des Volsques, dont les armes et les tentes étincellent au soleil. Les montagnes s’élèvent à l’horizon. À travers la plaine ardente et poudreuse défile une foule voilée dont les gémissemens retentissent dans le silence de la campagne romaine. Bientôt Coriolan est entouré de cette multitude suppliante, dont les plaintes, les cris, devaient avoir la vivacité des démonstrations passionnées des Romaines de nos jours. Coriolan eût résisté à tout ce bruit, il eût peut-être résisté aux larmes de sa femme et aux caresses de ses enfans ; il ne résista pas à la sévérité de sa mère. Le soir, par un glorieux coucher du soleil de Rome qui éclaire leur joie, la procession triomphante s’éloigne en adressant un chant de reconnaissance aux dieux, et lui se retire dans sa tente, étonné d’avoir pu céder. Du haut des édifices de la ville, on regarde avec transport l’armée ennemie retourner du côté de la mer, vers Antium, d’où Coriolan était venu écraser le plébéianisme à Rome, et où il devait trouver la mort.

Sa fin, toujours triste, était racontée de diverses manières. Selon les uns, en butte au mécontentement des Volsques, il avait été lapidé par eux ; puis, se repentant de lui avoir donné la mort, ils avaient accordé de grands honneurs à son cadavre. Selon d’autres, il aurait vécu jusque dans un âge avancé, regrettant la patrie qu’il avait trahie, puis sauvée, et disant : « L’exil est cruel pour un vieillard. » Il eût pu rentrer dans Rome, où le sénat lui décerna des honneurs, et où les matrones devaient porter son deuil ; mais son orgueil l’en empêcha, il ne voulait pas voir les tribuns triomphans. Le sénat décréta que les femmes romaines choisiraient leur récompense ; la seule qu’elles demandèrent fut d’élever à leurs frais un

  1. Denys d’Halicarnasse la peint s’évanouissant aux pieds de son fils ; cela n’est point dans les mœurs romaines. Le Romain Lite-Live les comprenait mieux que le Grec d’Halicarnasse.