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Celles qui accompagnaient notre voyageur lui servaient de guides et lui faisaient très bon accueil. Leur léger costume n’entravait pas leur marche, et elles escaladaient lestement les hauteurs, attendant de temps en temps leurs compagnons en brisant des noix de coco et en fumant des cigarettes de feuilles sèches de bananier. Lorsque le soleil se mit à redescendre, elles témoignèrent le désir de retourner dans les terres basses, et il n’en resta pas une seule quand l’astre s’éteignit dans la mer, car elles craignent les esprits des forêts et s’imaginent que, s’ils les rencontraient la nuit par les bois et les montagnes, ils les emporteraient comme des victimes.

Les hauteurs se terminent par un large cratère éteint, transformé en un lac dont une partie présente un phénomène végétal bizarre ; une espèce d’algue s’entasse en masses épaisses, assez semblables à de la gélatine, dont la surface forme sur l’eau une sorte de croûte à peu près solide, sur laquelle on marche, non cependant sans quelque péril, parce que les parties qui n’ont pas assez d’étendue cèdent et s’enfoncent. L’aspect verdâtre.de ces algues leur donne à première vue l’apparence de graisse de tortue. Cette idée même a prévalu dans l’esprit des indigènes, et ils racontent qu’un des génies habitans de leurs îles s’occupe, chaque nuit, d’aller puiser dans les estomacs la graisse de tortue qui a été consommée pour la porter dans ce réservoir. En dehors de ces entassemens d’algues, l’eau du cratère changé en lac est claire et fraîche.

De Taviouni, M. Seeman se transporta à Port-Kinnaird, dans cette petite île Ovalou que visita Dumont-d’Urville, et qui fait face à la côte orientale de Viti-Levou. Elle a un très bon port, que l’expédition française de Dumont-d’Urville a relevé, Levouka, où un certain nombre d’étrangers étaient fixés dès cette époque. C’étaient des aventuriers de tous pays : il y avait une douzaine de matelots, déserteurs anglais et américains, deux indigènes de Taïti et des Sandwich, un nègre, un Bengali, et ils se donnaient le nom de colonie européenne. Chacun d’eux avait plusieurs femmes ; ils s’étaient bâti des cases assez comfortables, possédaient des fusils et vivaient en bonne intelligence avec le chef d’Ovajou, qu’ils aidaient de leurs mousquets dans ses guerres. Depuis ce temps, d’autres expatriés, des convicts même, échappés de l’Australie, sont venus grossir ce noyau ; mais ils ont souvent excité des plaintes par leur mauvaise conduite : plusieurs d’entre eux ont entièrement adopté la vie sauvage, et commis des meurtres et des excès que les indigènes ont quelquefois châtiés durement. Il y a quelques années, Takombau, croyant que ces étrangers étaient favorables à un chef de ses ennemis, les fit déporter à la côte de Vanua-Levou ; mais en 1850 il leur permit de revenir à Levouka, et leur nombre, avec les