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ils n’ont pas de doctrine qu’ils puissent mettre à sa place. La haute spéculation, qui seule peut en tenir lieu, s’est montrée ou déclarée impuissante. De toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent. Si Berkeley en rencontre une, la suppression de la matière, c’est isolément, sans portée publique, par un coup d’état théologique, en homme pieux qui veut ruiner par la base l’immortalité et le matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de l’espace, il n’est que mathématicien. Locke, presque aussi pauvre[1], tâtonne, hésite, n’a guère que des conjectures, des doutes, des commencemens d’opinion, que tour à tour il avance et retire, sans en voir les suites lointaines, et surtout sans rien pousser à bout. En somme, il s’interdit les hautes questions et se trouve fort porté à nous les interdire. Il a fait son livre pour savoir « quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre compréhension. » Ce sont nos limites qu’il cherche ; il les rencontre vite et ne s’en afflige guère. Enfermons-nous dans notre petit domaine et travaillons-y diligemment. « Notre affaire en ce monde n’est pas de connaître toutes choses, mais celles qui regardent la conduite de notre vie. » Si Hume, plus hardi, va plus loin, c’est sur la même route ; il ne conserve rien de la haute science ; c’est la spéculation entière qu’il abolit ; à son avis, nous ne connaissons ni substances, ni causes, ni lois ; quand nous affirmons qu’un fait est attaché à un fait, c’est gratuitement, sans preuve valable, par la force de la coutume ; « les événemens semblent être par nature isolés et séparés ; » si nous leur attribuons un lien, c’est notre imagination qui le fabrique ; il n’y a de vrai que le doute, encore faut-il en douter ; la conclusion est que nous ferons bien de purger notre esprit de toute théorie et de ne croire que pour agir. Examinons nos ailes, mais pour les couper, et bornons-nous à marcher avec nos jambes. Un pyrrhonisme aussi achevé n’est bon qu’à rejeter le public vers les croyances établies. En effet, l’honnête Reid s’alarme ; il voit la société qui se dissout, Dieu qui disparaît en fumée, la famille qui s’évapore en hypothèses ; il réclame en père de famille, en bon citoyen, en homme religieux, et institue le sens commun comme souverain juge de la vérité. Rarement, je crois, dans ce monde la spéculation est tombée plus bas. Reid n’entend même pas les systèmes qu’il discute ; il lève les bras au ciel quand il essaie d’exposer Aristote et Leibnitz. Si quelque corps municipal commandait un système, cesserait cette philosophie de marguilliers. Au fond, les gens de ce pays ne se soucient pas de métaphysique ; pour les intéresser, il faut qu’elle se réduise à la psychologie. À ce titre, elle est une science d’observation, positive et utile

  1. Paupertina philosophia (Leibnitz).