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LE DRAC.

FRANCINE.

Et vous n’avez pas voulu m’emmener de force ? Et vous n’avez pas menacé de tuer mon père, si je l’appelais ?

BERNARD.

Par mon honneur et par le tien, Francine, non ! Par l’âme de ta mère, non ! Par la justice de Dieu qui viendra peut-être à mon secours, non !

FRANCINE.

Et vous n’avez pas écrit que vous me méprisiez ?

BERNARD.

Jamais !

FRANCINE, montrant la muraille.

Mais regardez donc !

BERNARD.

Ah ! J’ai jamais écrit ce mot-là !… On m’a dit que t’en aimais un autre, que ton père voulait te forcer à m’épouser ; je me suis soumis, je me soumets. J’en deviendrai fou ou j’en mourrai, ça me regarde ; mais depuis le jour où j’ai quitté le pays jusqu’au moment où nous voilà, j’ai rien fait de mal, Francine, et je t’ai aimée comme un homme d’honneur doit aimer une fille de bien. J’ai été un fou, dans le temps, et mêmement, par des fois, dans le vin, un fou furieux ; mais je n’ai jamais été un lâche ! Non, souviens toi ! Quand ton frère est venu me reprocher ma conduite, c’était au cabaret.Il avait bu aussi, et nous ne nous reconnaissions pas l’un l’autre. Quand j’ai manqué à ton père, c’est qu’il m’avait poussé à bout dans un moment où je me défendais de mon chagrin, car j’avais du chagrin, tu le sais bien, de te quitter. J’ai toujours dit que je t’aimais, c’était la vérité. J’ai toujours juré que je reviendrais, et me voilà revenu, — que je voulais te tenir parole, et je l’aurais tenue ! De loin comme de près,dans le vin comme dans la raison, j’ai parlé et pensé de toi et de ta mère comme de deux anges du bon Dieu ! Non, non, jamais j’ai eu seulement l’idée de te trahir ! Je voulais servir mon pays… Dame ! en temps de guerre… Si t’étais un homme, tu comprendrais ça !… J’ai jamais été un mauvais sujet auparavant, tu le sais bien. Je le suis devenu pour m’étourdir sur ton regret et sur le mien, et ça n’a duré que trois mois dans toute ma vie ! Pas plus tôt à bord, j’étais guéri, j’étais sage, et j’étais amoureux de toi comme par le passé. Je ne pensais plus qu’à revenir avec beaucoup d’honneur pour te faire plaisir, et j’aurais été chercher ma croix au fin fond de la mer, si j’avais pas pu l’attraper au milieu du feu où ce que je l’ai trouvée ! Tout ça, c’était pour toi, Francine ; mais à quoi sert tout ce que je dis là ? Tu ne me crois plus, c’est-à-dire que tu ne veux plus me croire. Tu TOME XXXVI. 4