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peint le Yahou, c’est qu’il l’a vu ; nu ou paré, attelé à la voiture ou traîné en carrosse, le Yahou n’est pas plus beau. On ne voit que corruption en haut, que brutalité en bas ; une troupe d’intrigans mène une populace de brutes. La bête humaine, enflammée par les passions politiques, éclate en cris, en violences, brûle l’amiral Byng en effigie, exige sa mort, veut détruire sa maison et son parc, oscille tour à tour sous la main de chaque parti, et de son élan aveugle semble prête à démolir la société civile. Quand le docteur Sacheverell est mis en jugement, les garçons bouchers, les boueurs, les balayeurs de cheminée, les marchands de pommes, les filles de joie et toute la canaille, s’imaginant que l’église est en danger, l’accompagnent avec des hurlemens de colère et d’enthousiasme, et le soir se mettent à brûler et à piller les temples des dissidens. Quand lord Bute, en dépit de l’opinion populaire, est mis à la place de Pitt, il est assailli de pierres et obligé d’entourer sa voiture d’une forte garde de boxeurs. À chaque accident politique, on entend un grondement d’émeute, on voit des bousculades, des coups de poing, dès têtes, cassées. C’est pis lorsque l’intérêt personnel du peuple est en jeu. Le gin avait été inventé en 1684, et un demi-siècle après[1] l’Angleterre en consommait sept millions de gallons. Les marchands, sur leurs enseignes, invitaient les gens à venir s’enivrer pour deux sous ; pour quatre sous, on avait de quoi tomber mort-ivre ; de plus, la paille gratis : le marchand traînait ceux qui tombaient dans un cellier où ils pouvaient cuver leur eau-de-vie. On ne pouvait traverser les rues de Londres sans rencontrer des misérables inertes, insensibles, gisant sur le pavé, et que la charité des passans pouvait seule empêcher d’être étouffés dans la boue ou écrasés par les voitures. On voulut par un impôt modérer cette fureur, ce fut en vain ; les juges n’osaient condamner, les dénonciateurs étaient assassinés. La chambre plia, et Walpole, se sentant au bord d’une révolte, retira sa loi. Tous ces légistes en perruque solennelle et en hermine, ces évêques en dentelles, ces lords brodés et dorés, ce beau gouvernement adroitement équilibré est porté sur le dos d’une brute énorme et redoutable qui d’ordinaire chemine docilement, quoique grondante, mais qui tout d’un coup, d’un caprice, peut le secouer et l’écraser. On le vit bien en 1780, pendant l’émeute de lord Gordon. Sans raison ni direction, au cri de à bas les papistes ! la populace soulevée démolit les prisons, lâcha les criminels, maltraita les pairs, et fut trois jours maîtresse de la ville, brûlant, pillant et se gorgeant. Les tonneaux de gin défoncés faisaient des ruisseaux dans les mes. Enfans et femmes à genoux y buvaient jusqu’à mourir. Les uns devenaient furieux, les autres s’affaissaient stupides, et l’incendie

  1. 1742. Rapport de lord Lonsdale.