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Une des parties saillantes de l’œuvre de Gluck en général et en particulier de l’opéra d’Alceste, c’est l’instrumentation : elle est toujours simple, basée sur les instrumens à cordes, mais colorée et suffisamment vigoureuse pour qu’il n’y ait pas eu besoin d’en fortifier la trame afin de la mettre au niveau des exigences de notre oreille moderne. Les instrumens à vent, tels que les flûtes, la clarinette, le hautbois, le basson, le cor, la trompette et les trombones, y sont employés avec une grande discrétion, et alors que semblent l’exiger le caractère du personnage et l’intensité de la passion dont il est pénétré. Ainsi quoi de plus exquis que l’instrumentation de la marche religieuse avec de simples instrumens à cordes qui dessinent le rhythme et la mélodie sur laquelle la flûte et le hautbois jettent quelques soupirs douloureux ? Et. l’invocation du grand-prêtre dans la scène du temple, — Dieu puissant, écarte du trône, — comme elle est relevée par les puissantes bouffées des instrumens de cuivre, qui n’interviennent que dans les grandes péripéties ! Et la pédale de cor au troisième acte, ces sons étouffés qui font écho à la voix sinistre de Caron, quel sentiment du coloris et de la poésie antique cela révèle ! Dans cette partie de l’art musical, comme dans le développement de la mélodie et la construction des morceaux d’ensemble, nous avons fait bien des progrès depuis Gluck ; mais, appliquée au genre d’effets qu’il a voulu produire, l’instrumentation d’Alceste et des deux Iphigénies est un modèle de sobriété et de noble élégance auquel il n’y a rien à changer.

Alceste, après tout, fut assez bien appréciée par le public français de l’année 1776. Les deux partis extrêmes qui divisaient l’opinion exaltèrent chacun les qualités et les défauts de cette œuvre remarquable. Rousseau, qui n’a eu sous les yeux que la partition italienne d’Alceste, en a porté un jugement équitable qui reste l’expression de la vérité. « Je ne connais point d’opéra, dit-il, où les passions soient moins variées que dans l’Alceste ; tout y roule presque sur deux seuls sentimens, l’affliction et l’effroi, et ces deux sentimens, toujours prolongés, ont dû coûter des peines incroyables au musicien pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie… Il résulte de ce défaut que l’intérêt, au lieu de s’échauffer par degré dans la marche de la pièce, s’attiédit au contraire jusqu’au dénoûment, qui, n’en déplaise à Euripide lui-même, est froid, plat et presque risible à force de simplicité. » Il ajoute quelques lignes après, pour répondre à une partie fausse et exagérée de la théorie de Gluck : « L’accent oral par lui-même a sans doute une grande force, mais c’est seulement dans la déclamation ; cette force est indépendante de toute musique, et avec cet accent seul on peut faire entendre une bonne tragédie, mais non pas un bon opéra. Si tôt que la musique s’y mêle, il faut qu’elle s’arme de tous ses charmes pour subjuguer le cœur par l’oreille ; si elle n’y déploie toutes ses beautés, elle y sera importune comme si on faisait accompagner un orateur par des instrumens… De ces principes, il suit qu’il faut varier dans un drame l’application de la