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d’Almète fut créé par Tibaldi, chanteur froid, assure-t-on, mais qui avait une des plus belles voix de ténor qu’on pût entendre. Il paraît s’être surpassé dans le rôle d’Adraète, que Gluck lui avait fait étudier avec soin.

Après avoir donné à la France Iphigénie en Aulide et Orphée, Gluck, aidé par le bailli du Rollet, qui avait fait pour lui le libretto d’Iphigénie, arrangea pour la scène de l’Opéra sa partition d’Alceste. Le poème de Calzabigi, qui n’était pas à dédaigner, quoi qu’en disent aujourd’hui de très petits esprits qui ne louent guère que les vivans, fut légèrement modifié, et Gluck fit entrer dans le nouvel arrangement plusieurs morceaux de la partition italienne. Dans la troisième et dernière période de sa carrière, Gluck a refondu ainsi dans les ouvrages qu’il a composés pour la France une grande partie des morceaux saillans de ses opéras italiens. Ce procédé parfaitement légitime a été également employé par Handel, qui a fait entrer dans ses grands et magnifiques oratorios presque toutes ses compositions antérieures. Représentée pour la première fois sur la scène de l’Opéra le mardi 16 avril 1776, Alceste fut à la fois l’objet d’un profond enthousiasme et de critiques non moins légitimes. Les deux partis qui s’étaient formés à l’arrivée de Gluck en France, partis extrêmes qui ne faisaient que renouveler la lutte engagée en 1752 sur la musique italienne et la musique française, ces deux partis se retrouvèrent en face l’un de l’autre à l’apparition d’Alceste, et n’ont pas cessé d’exister jusqu’à la révolution. Si le génie de Gluck a triomphé du temps et des rivaux qu’on lui opposait, les doctrines émises par ses contradicteurs ont été consacrées par les progrès de l’art musical. Alceste, après tout, eut un grand succès. Repris en 1779, en 1786, en 1797 et en 1825, ce bel ouvrage n’a disparu du répertoire de l’Opéra qu’à l’arrivée de Rossini.

Que voulait Gluck ? quelles étaient ses vues systématiques ? quelle est la doctrine qu’il a formulée dans sa fameuse dédicace de l’opéra italien d’Alceste au duc de Toscane ? « Lorsque j’entrepris, dit-il, de mettre en musique l’opéra d’Alceste, je me proposai d’éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien, et qui du plus pompeux et du plus beau des spectacles en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule. Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentimens et l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornemens superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. Je me suis donc bien gardé d’interrompre un acteur dans la chaleur du dialogue pour lui faire attendre la fin d’une ennuyeuse ritournelle, ou de l’arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer dans un long passage l’agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l’orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine pour faire un point d’orgue…