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n’est ni cruelle, ni aveugle. Avez-vous réfléchi à la profonde conception de cet enfer à l’architecture bizarre ? Il se déroule en spirales, larges en haut, et qui se rétrécissent à mesure qu’on avance. Tous ceux qu’il renferme sont également damnés, mais ils ne le sont pas tous de la même manière, si bien que la colère de Dieu, même irrévocable, a ses tempéramens, que sa justice frappe avec intelligence et bonté même pour l’éternité. Dieu ménage aussi à ses brebis maudites la toison et le vent. Lisez dans le onzième chant de l’Enfer l’explication que donne Virgile à Dante de cette gradation des peines ; la forme en est scolastique, mais jamais théorie morale ne fut plus simple ni plus profonde. L’enfer se crée donc pour ainsi dire à mesure qu’il se déroule ; il devient plus vivant à mesure qu’il se resserre, et il n’est vraiment tout entier qu’au fond de lui-même. Il est partout l’enfer, mais il ne l’est pas partout avec la même énergie. Toutes les âmes sont punies pour le même crime : la violation du lien d’amour ; mais le châtiment se mesure aux ravages que ce crime a produits. Quelle différence entre le châtiment des voluptueux, qui n’ont péché que contre eux-mêmes, et le châtiment des traîtres, en qui se résument comme en une unité suprême tous les crimes que peut commettre l’humanité !

La justice de Dante, pas plus que celle de Dieu, n’est exempte de tendresse et d’amour ; seulement elle est absolument exempte de cette sentimentalité qui nous est chère, et c’est pourquoi elle nous paraît cruelle et haineuse. L’enfer, dit-on, est une œuvre de vengeance où Dante damne ses ennemis. Il damne ses ennemis ! Et pourquoi donc pas, si ses ennemis furent en même temps ceux de la justice et du bien ? Mais vraiment ne damne-t-il que ceux qu’il déteste et qu’il hait ? Non, il damne aussi ceux qu’il aime et qu’il admire. Comptez combien d’ombres chères et illustres il rencontre dans le sombre royaume : Paolo et Francesca, Farinata, Brunetto Latini, son vieux maître, Cavalcante, le père de son camarade Guido, ce Pierre Desvignes qui tint les clefs du cœur de Frédéric, et les illustres magistrats de Florence, Jacopo Rusticucci, Guidoguerra, Tegghiaio Aldobrandini, et son parent Geri del Bello. Rien n’est touchant comme son affection pour son vieux maître Brunetto ; rien n’est noble comme son admiration pour Farinata ; rien n’est touchant et noble à la fois comme le sentiment de reconnaissance que lui inspirent les grands citoyens de Florence. Est-ce donc par vengeance et par colère qu’il les damne ? Non, c’est par esprit de justice. Toute l’affection dont son grand cœur est plein ne peut aveugler son esprit. Il ne lui servirait de rien de fermer les yeux à l’évidence ; les décrets de la divine Providence doivent s’exercer aussi sur ses amis. Ces damnés sont les victimes de Dieu, non les siennes ; mais comme son cœur