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d’absolu, d’irréductible, et elle ne les voit vraiment que dans ce qu’elles ont d’immuable. Ame absolue, elle n’aurait aperçu, à quelque époque qu’elle eût vécu, que les faits absolus, et sous le temps, aux couleurs bigarrées et changeantes, elle n’aurait trouvé que l’éternité, non pas cette éternité des sentimens humains dont on fait gloire aux grands poètes, cette éternité transitoire des sentimens de la chair et du sang, qui a eu son commencement avec l’union terrestre de la première âme et du premier corps, et qui aura sa fin avec le dernier coup de faux de la mort, mais cette éternité ontologique des puissances morales qui existaient avant la nature, qui la créèrent et qui la détruiront, à savoir la justice et l’amour. Les autres grands poètes n’ont exprimé de notre nature que son humanité permanente ; mais lui, il a exprimé ce qu’elle a de divinement essentiel.

Je dis que c’est une âme absolue, idéale, éternelle, et pour enlever à ces mots ce qu’ils ont forcément de trop abstrait et mieux préciser ma pensée, j’userai de comparaisons. Il y a d’aussi grands poètes que Dante, il n’y en a pas qui soit d’aussi haute race, et il constitue même à cet égard une exception unique dans le monde de la poésie. La grandeur des poètes n’est pas toujours en proportion de la grandeur de leur nature, et il y en a, chose remarquable, qui sont à jamais immortels et justement réputés divins, et qui pourtant ne sont rien moins que rapprochés de Dieu. Quelques-uns, comme Arioste, sont de la race des esprits élémentaires ; leur vie se passe dans les flots d’ombre et de lumière, de parfums et de sons, qui enveloppent la terre d’un océan impalpable et magique ; mais leur vol ne dépasse guère la cime des forêts, et on pourrait mesurer, à quelques toises près, la hauteur où il atteint. D’autres sont comme un soleil formé de toutes les énergies du monde, un foyer central où viennent se réunir toutes les forces de la vie, et participent de la nature du demiourgos alexandrin qui communique avec le monde par l’intermédiaire des démons et des génies. Tels Shakspeare et Cervantes. Quelques autres, participant de la nature des aigles, mus d’un effort magnanime, essaient de s’élever vers ces hauteurs inaccessibles que Dante gravit d’un pas si régulier et si ferme, comme Milton par exemple ; mais leur puissance trahit leur violent désir. L’âme du poète italien n’appartient pas au monde idéal par droit de conquête et de désir, elle lui appartient par droit de nature. Si jamais âme a été créée à l’image de Dieu, c’est bien celle-là, car elle est exclusivement composée des deux vertus qui forment l’essence divine, des deux vertus que notre pauvre sagesse contemporaine sépare et oppose l’une à l’autre avec force sophismes et force arguties, mais que la raison voit unies et confondues dans une même cause suprême, et qu’elle appelle Dieu, la justice et l’amour. Et ne