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plan du dessin, et les enroulemens du serpent qui le mord n’expriment pas aux yeux le sens des tristes paroles qu’adressent à leur compagnon les deux damnés qui le contemplent dans une attitude de douloureux abattement : Hélas ! Agnel, comme tu changes ! Puisque nous sommes en train de chicaner M. Doré, adressons-lui encore un reproche. Le supplice des simoniaques n’est pas représenté d’une manière conforme au texte de Dante. M. Doré est tombé dans l’erreur où était tombé Flaxman avant lui. Je vois bien la fumée du feu intérieur, je vois bien les jambes sortir du puits jusqu’aux mollets ; mais où donc est la flamme qui doit lécher la plante des pieds de la pointe au talon ? Je ne l’aperçois pas. Je sais qu’il est difficile de représenter un supplice aussi bizarre, et Michel-Ange se servit un jour, dit-on, de cet exemple pour montrer combien les limites de la poésie étaient moins étroites que celles de la peinture ; mais le texte est précis, et peut-être aurait-il mieux valu ne pas engager une lutte inutile avec les difficultés qu’il présente. J’en dirai autant du dessin qui est consacré au châtiment d’Ulysse et de Diomède, et qui ne représente rien du tout, si ce n’est un feu assez semblable au feu blanchâtre et abondant en fumée d’une poignée de fougères.

Les Titans scellent de leurs corps enchaînés les puits par lesquels on descend à l’enfer de glace. Je n’aime pas beaucoup le Nemrod ; il y a je ne sais quoi de déplaisant et de puéril à la fois dans ce corps aux muscles énormes, qui fait penser au souverain du pays de Brobdingnac plutôt qu’au roi babylonien. Ajoutons que la dimension de ce corps gigantesque n’est pas en proportion avec les dimensions du dessin. On doit pouvoir supposer les personnages d’une composition pittoresque dans toutes les positions possibles. Ils doivent pouvoir se lever, s’ils sont assis, et s’asseoir, s’ils sont debout, sans que la pensée vienne à l’esprit que les dimensions du cadre auraient besoin pour cela d’être changées. Or le Nemrod de M. Doré est condamné à rester immobile dans l’attitude où il est placé : bien lui prend d’être enchaîné, car, s’il faisait un mouvement pour se relever, sa tête sortirait du cadre. J’en dirai presque autant de l’Antée. Il s’est incliné pour déposer Virgile et Dante sur les bords de l’enfer de glace ; mais comment fera-t-il pour s’en retourner ? Je ne le conçois pas bien se relevant. Étant donné ces proportions, il ne peut se mouvoir avec facilité dans le cadre où il est enfermé ; s’il faisait un mouvement, il briserait tout autour de lui, et sortirait du dessin jusqu’à mi-corps. Je préfère de beaucoup l’Ephialte et le groupe de géans qui l’entourent. Il me semble qu’il y a dans les deux autres dessins je ne sais quelle violation des lois de la perspective que je laisserai aux artistes le soin de nommer : si Nemrod ne faisait pas paravent et ne bouchait pas toute lumière, si l’espace était plus largement mesuré autour d’Antée, et l’horizon plus fuyant