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de plus en plus furieuse du poète. Il est remarquable en effet que la colère de Dante, loin de se fatiguer, redouble à mesure qu’il avance. Pendant les deux premiers tiers du voyage, il pleure volontiers et laisse son cœur s’ouvrir aux émotions de la pitié ; mais dans le dernier tiers, soit qu’il ait épuisé toute sa provision de larmes, soit que les vices dont il contemple le châtiment lui paraissent sans excuse, il n’a plus un élan d’humanité, plus un soupir, plus une prière. Alors, loin de pleurer, il se met parfois à rire, d’un rire atroce, plus sombre que sa proverbiale tristesse. Deux fois seulement il sent encore les tressaillemens de la bonté : la première fois, à la rencontre de son parent, Geri del Bello, dans le cercle des fauteurs de sédition ; la seconde fois, dans l’enfer de glace, en écoutant le récit d’Ugolin. Deux sentimens se partagent son âme dans cette dernière partie : une colère implacable pour les criminels de premier ordre, pour ceux qui dans leurs exécrables forfaits ont encore quelque chose de grand, les fauteurs de sédition, les hypocrites, les traîtres, et pour les vices bas et sordides un mépris burlesque dont rien ne peut rendre la profondeur, pas même les supplices ridicules ou atroces qu’il invente. Cette canaille de damnés lui apparaît tout à fait amusante, et ses châtimens lui semblent un spectacle tout à fait propre à désopiler la rate d’un homme tel que lui. Quand les damnés crient sous la violence de la douleur, il éclate de rire, il applaudit aux malices des diables, et leur dirait volontiers de frapper plus fort. Son imagination, échauffée et mise en mouvement par ces deux horribles passions, invente des supplices sans nom. Ici les maltôtiers et baratiers sont plongés dans la poix bouillante par des diables facétieux qui se plaisent à leur voir faire mille sauts amusans dans cette friture ; là d’autres damnés accroupis dans des fossés grattent éternellement leur gale et écaillent leurs membres, « comme des carpes à l’espagnole, » dirait Rabelais. Ailleurs les fauteurs de sédition tournent autour d’un rocher et viennent en criant sous la douleur se faire mutiler d’un membre qui repousse toujours. Quelques-uns de ces supplices se supportent à peine dans le poète et font reculer l’imagination ; qu’est-ce donc, s’ils sont reproduits par le crayon avec trop de complaisance ? Aussi le goût se sent blessé véritablement dans quelques-unes des gravures de M. Doré, notamment dans celles qu’il a consacrées aux fauteurs de sédition. Il y a là trop de moignons saignans, trop de ventres effondrés, trop de poitrines ouvertes et de nez coupés. Et puis quatre gravures pour cet horrible supplice, c’est beaucoup ; il en suffisait d’une, celle où Bertrand de Born porte sa tête comme une lanterne, ou mieux encore, celle où Dante jette en s’éloignant un long regard de pitié sur Geri del Bello. Dans cette dernière gravure, l’horreur du châtiment est au moins atténuée par un sentiment d’humanité. Je n’aime pas beaucoup non