Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/444

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hasard a voulu qu’un manteau fît un pli pittoresque sur les épaules d’un rustre, ou qu’une maritorne flamande, en se retournant sur sa chaise, rencontrât une pose majestueuse, l’œil de Rubens aura été frappé de ces images accidentelles, et que sa main les aura reproduites sans plus de souci à la première occasion. Le mot chic entendu de cette façon signifiait donc non un mérite de convention, non un artifice, mais une faculté naturelle qui permet à celui qui en est doué de saisir les surfaces pittoresques des choses sans avoir besoin de saisir et de sentir leur âme. Ce qu’on peut dire de Rubens, — en y mettant de la mesure toutefois et en évitant de soutenir la thèse jusqu’au bout, ce qui la rendrait paradoxale, — ne pouvait-on le dire sans injure de M. Doré ?

L’œuvre qui me dessilla les yeux fut son illustration de Rabelais. Ce n’est pas que cette œuvre fût un progrès notable sur celles qui l’avaient précédée ; mais ce fut elle qui m’apprit ce que je demandais, à savoir s’il y avait chez M. Doré une autre faculté que cette adresse à saisir les surfaces pittoresques des choses, que ce chic transcendant que nous avons essayé de définir. Le doute n’était plus permis, car toute l’adresse du monde est impuissante à saisir l’âme cachée d’une grande œuvre, et le livre de Rabelais était compris dans sa vérité la plus humaine. Les dessins n’étaient pas tout ce qu’ils pouvaient être, et sous le rapport de l’art M. Doré avait fait vingt fois aussi bien ; mais l’intelligence intime de l’œuvre ne laissait presque rien à désirer. Voilà bien cette exhilarante parodie du moyen âge expirant dans un carnaval grotesque que nous a montrée le grand bouffon, voilà bien surtout le bon géant tel qu’il l’a rêvé, le géant cordial, sensible, humain, dont les colères n’ont jamais dépassé les limites de la mauvaise humeur, le roi aux entrailles, ou, pour parler le langage plus expressif de Rabelais, aux tripes paternelles, au poing justicier, fontaine de bienveillance et de convivialité, source de mansuétude, de complaisance et de sociabilité. J’avais enfin trouvé le secret jusqu’alors dissimulé.

Le don que possède M. Doré est cette faculté caractéristique des nouvelles générations que j’ai-nommée plus d’une fois l’imagination passive, genre d’imagination qui s’accorde merveilleusement avec le sens critique aujourd’hui dominant. Cette imagination passive cherche moins à créer qu’à comprendre, et elle ne crée qu’en interprétant. Il ne faudrait pas la confondre, malgré les ressemblances apparentes que ces deux facultés présentent entre elles, avec cette puissance d’assimilation qui a fait la force et le génie de la génération qui nous a précédés. L’esprit d’assimilation détruit pour créer ; l’artiste ou l’écrivain qui le possède absorbe en quelque sorte l’œuvre dont il veut faire sa proie par un procédé analogue à celui qu’emploie la