Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/427

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la Pucelle et de Candide n’a pas été heureux dans ses deux chefs-d’œuvre ; le premier est un crime contre la France, l’autre en est un contre l’humanité. »

Il y a donc une limite imposée au principe de l’indépendance de l’art ; mais, cela convenu, je dis que, si vous voulez asservir l’art à la morale ou à la religion, vous le tuez. Au lieu d’être une fin, il devient un moyen : plus d’artistes, rien que d’habiles praticiens. Consultez l’histoire des arts : c’est sans doute du sein de la religion qu’est sorti l’art grec sous toutes ses formes, poésie, architecture, peinture, statuaire ; mais à mesure qu’il a pris des forces, il s’est émancipé et dégagé de la religion. Homère, Pindare, Eschyle recueillent la tradition mythologique et s’en inspirent, mais avec quelle liberté ! Même indépendance progressive dans le mouvement de l’art moderne. Est-ce la foi chrétienne toute seule qui a produit l’œuvre du divin, mais très peu croyant Pérugin ? On me citera Dante, Giotto, Angelico da Fiesole. Soit ; une foi profonde inspire ces génies, mais elle les guide sans les enchaîner. Et puis il faut bien reconnaître qu’un Shakspeare et un lord Byron, un Goethe, un Chateaubriand, n’ont guère eu d’autre religion que celle de l’art. L’art a donc sa fin originale, qui n’est ni celle de la foi religieuse, ni aucune autre, et le seul maître des grands artistes, c’est la nature. Encore se gardent-ils de la copier ; ils l’interprètent librement.

Ces principes généraux semblent aujourd’hui à l’abri de toute contradiction sérieuse. Pour les porter au dernier degré de rigueur et de précision, M. Charles Lévêque a fait son profit des recherches de Jouffroy. Considérant l’ensemble de l’univers tel qu’il apparaît à notre esprit dans la condition présente, Jouffroy remarque que non-seulement l’homme, mais tout être, quel qu’il soit, rencontre des obstacles au développement de sa destinée. L’obstacle, la limite, telle est la loi générale des êtres ici-bas, par suite la lutte, l’effort, le déchirement, la laideur, la souffrance. Eh bien ! l’artiste conçoit un monde où les limites qui entravent les êtres reculent et s’effacent, où chacun développe en toute liberté, en toute plénitude, l’harmonie de ses facultés. Or, comme la beauté n’est au fond que le déploiement puissant, harmonieux, aisé, de la force et de la vie, tous les êtres dans un tel monde sont beaux. L’objet propre de l’art, c’est donc de peindre les êtres, non pas autres qu’ils ne sont sans doute, mais moins encore tels qu’ils sont : c’est de les peindre tels qu’ils seraient, si les obstacles qui pèsent sur eux, si la matière qui les enchaîne, si les limites qui les embarrassent, venaient à disparaître. C’est en atténuant ces obstacles, c’est en effaçant ces limites, c’est en choisissant parmi les traits de leur individualité ceux qui expriment le mieux le but où ils aspirent et en négligeant les autres,