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que le bel homme idéal réunit et réconcilie toutes les beautés de la forme humaine : la grâce de l’adolescence, la force de la maturité et la majesté de la vieillesse ? Vous tombez dans un amalgame de beautés discordantes qui risque fort d’aboutir à la laideur. On ne peut pas être à la fois Antinous et Jupiter Olympien. Si vous êtes belle comme Vénus, vous ne l’êtes pas comme Minerve, et il va sans dire que l’Hercule Farnèse a d’autres attraits que la Vénus de Milo.

Il n’y a pas de milieu pourtant : ou bien votre idéal de l’homme est une contradiction et un monstre par le mélange de perfections incompatibles, ou il faut le réduire à des traits généraux et indéterminés, et alors voici de nouvelles difficultés qui se présentent. Pour rester dans le général, vous allez droit au convenu et au commun. Winckelmann, un autre platonicien, et après lui Quatremère de Quincy[1] ont soutenu que l’objet du peintre et du statuaire n’est pas de faire un homme en particulier, mais de faire l’homme. C’est confondre le domaine de la métaphysique et celui de l’art. La métaphysique s’élève du particulier au général. Elle dépouille les individus de leurs caractères propres, de ce qui les fait tels ou tels, pour ne considérer que leurs propriétés communes et les conditions universelles de leur existence. L’art procède tout autrement. Il vise non pas à la généralité abstraite, mais à la perfection déterminée. Si le peintre, sous prétexte de noblesse, écarte de ses figures toute espèce de particularité, à quoi arrive-t-il ? Au genre académique, à cette manière froide, monotone, presque mécanique, mortelle à l’inspiration, repoussée des vrais artistes, et qu’on appelle en termes d’atelier le ponsif. Consultez les grands maîtres : ils vous diront qu’il faut avant tout que la figure humaine vive, et pour qu’elle vive, il faut qu’elle soit individuelle et par conséquent déterminée. Léonard de Vinci, Michel-Ange et Poussin, qui certes n’étaient pas des réalistes, ne l’entendaient pas autrement. L’œuvre d’art, disaient-ils, doit être tellement vivante que l’art n’y paraisse pas, et qu’elle semble un produit de la nature[2]. Soleva dire Michel Agnolo Buonarotti, quelle sole figure esser buone, delle quale era cavata la fatica, cioè condotte con si grande arte, che elle parovano cose natu-rali e non di artifizio[3]. Et Poussin disait à son tour dans la langue de Raphaël : La struttura e composizione delle parti sia non ricercata studiosamente, non faticosa, ma simiglianto al naturalo[4].

  1. Essai sur l’Imitation dans les Beaux-Arts, 1823, in-8o.
  2. Leonardo da Vinci, della Pittura, p. 6, 7, 8,14, etc.
  3. Gello, cité par Mariette dans ses Observations sur Condivi.
  4. Poussin, Osservazioni, p. 461. — J’emprunte cette citation et les précédentes à un philosophe, juge éminent des choses de l’art, M. Félix Ravaisson. Rapport au ministre sur l’Enseignement du Dessin.