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n’avait pas songé. Ce procédé nouveau, c’est l’abstraction. Oh ! la belle invention et la miraculeuse machine ! Vous avez devant vous des faits, des faits contingens, limités, relatifs, accidentels, rien de plus. Vous travaillez sur ces faits d’une manière très simple, en leur faisant subir une suite d’éliminations. Savez-vous ce qui arrive ? Du contingent vous voyez sortir le nécessaire, du relatif l’absolu, du fini l’infini. Prodigieuse transformation ! Hobbes s’était persuadé qu’on pouvait rendre compte de la formation de l’idée de l’infini par l’addition successive et illimitée du fini. C’était l’enfance de l’art. Aujourd’hui ce n’est plus par addition et accumulation que le fini devient l’infini, c’est par soustraction, ce qui est un résultat tout autrement admirable. Pour moi, je n’y vois de comparable que l’art de quelque magicien qui, ayant mis dans une urne des morceaux de verre, après une série d’extractions successives, finirait par en tirer du diamant aux yeux du spectateur ébloui. Nos sensualistes du premier empire n’étaient pas si ingénieux ou si naïfs. Ils connaissaient l’abstraction et ne l’aimaient guère. Ils l’accusaient de peupler l’esprit humain d’êtres de raison, de vaines entités métaphysiques. Le bien absolu, le beau absolu, l’idéal, l’infini, c’étaient, disaient-ils, des abstractions réalisées, et sous ce nom détesté, l’âme, l’esprit et Dieu même étaient renvoyés au pays des fantômes. C’était brutal, mais c’était net. Aujourd’hui nous n’avons plus le courage de nos opinions : nous sommes sensualistes et nous glorifions l’abstraction ; nous copions Garat et Tracy, et nous voulons passer pour de profonds idéalistes hégéliens.

Je disais donc que M. Cousin était tout naturellement préoccupé en 1818 d’achever l’œuvre critique de Royer-Collard et de Maine de Biran. Ayant établi qu’il y a une idée du beau indépendante de nos sensations, il ne chercha pas à définir cette idée. Qu’est-ce que le beau en soi ? Il y a des beautés de toute sorte, une belle fleur, une belle femme, une belle action, un drame d’Eschyle, une statue de Phidias, une symphonie d’Haydn. Pourquoi toutes ces beautés si diverses, beautés de la nature et beautés de l’art, beautés physiques et beautés morales, sont-elles appelées du même nom et empreintes du même caractère ? En d’autres termes, qu’est-ce qui fait que les belles choses sont belles ? quelle est l’essence de la beauté ? Voilà une question qui en 1818 ne réclamait pas impérieusement une solution. M. Cousin était trop bon platonicien et trop grand esprit pour ne pas voir le problème. Il le posa, en discuta rapidement les solutions les plus célèbres et passa outre, faisant ici comme Platon lui-même, qui dans le premier Hippias après avoir supérieurement expliqué tout ce que le beau n’est pas, nous laisse provisoirement ignorer ce qu’il est.