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vieilli ; il a tant souffert de ce qui se passe dans sa maison ! Veux-tu lui donner le coup de la mort ?

— J’irai, père Benoît, bien que n’attendant de ma démarche qu’un affront de plus ; mais je ne veux pas que ma conscience puisse rien me reprocher.

Il y avait ce jour-là grand dîner chez Urbain ; sept ou huit notables du village y assistaient. Gaspard était assis près de Cyprienne ; il avait l’air radieux. Le dîner n’était commencé que depuis quelques instans, quand entra le mendiant suivi de Michel. Urbain leur souhaita cordialement la bienvenue et les invita à prendre place à table. Cyprienne parut surprise ; elle salua Michel avec embarras, mais d’un air qui n’avait rien d’hostile. Gaspard au contraire était tout à fait mécontent, et, comme il se croyait déjà le maître de la maison, il ne cherchait nullement à cacher sa mauvaise humeur. — Eh bien ! la Loutre, dit Benoît, qui voulut brusquer l’attaque, comment va la pêche ? On dit que tu prends maintenant plus de rats que de truites et que tu as inventé une nouvelle manière de poser tes nasses : est-il vrai que c’est sur les arbres que tu les mets à présent ? Ce n’est guère le chemin du poisson.

Gaspard s’était bien gardé de raconter à qui que ce fût les mystifications dont il était l’objet. La scène qui s’était passée à Sarraz entre le mendiant et lui se présenta tout à coup à sa mémoire, et il se souvint en même temps d’avoir rencontré deux fois Benoît au bord de l’eau avec des allures singulièrement suspectes. — C’est donc toi, vieux Mandrin ! s’écria-t-il avec colère et comme tout hors de lui-même ; tu vas me le payer !

Benoît se replia vers Michel, dont la vue seule suffit pour arrêter tout court l’agresseur. — Je ne vous comprends vraiment pas, père Urbain, dit le braconnier en battant en retraite ; comment pouvez-vous recevoir chez vous et faire asseoir à votre table un vieux besacier comme celui-là ?

— Moi, dit avec calme le mendiant, fort de la protection de Michel, je vaux mieux que toi et cent fois mieux. Je demande mon pain, c’est vrai, mais ai-je jamais fait tort à personne ? M’a-t-on vu voler, comme toi, le poisson et le gibier qui ne m’appartenaient pas ? Ai-je jamais cherché, comme toi, quand j’avais ton âge, à tromper les filles par tous les moyens ? On me donne un sou, je suis content, et je prie la sainte Vierge pour celui qui me l’a donné ; mais il te faut, à toi, des cinq cents francs d’un seul coup, et Dieu sait par quels moyens tu te les procures !

Gaspard pâlit à ces dernières paroles du mendiant. — Il faut que je vous raconte une histoire, continua le père Benoît avec le même calme. Vous connaissez tous à Myon Agathe Bergier ; elle avait perdu