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qui vous poursuit maintenant ! Mais si jamais mes craintes venaient à se réaliser, votre père est vieux, appelez-moi à votre défense, Cyprienne. J’accourrai avec ce cœur prêt à tout braver pour vous, et avec ces bras qui n’en craignent point d’autres, et alors malheur à celui dont vous aurez eu à vous plaindre ! Adieu, Cyprienne, je rentre au Fori ; je ne vous importunerai plus de mon amour. Oubliez tout ce que je vous ai dit d’abord et ne vous souvenez que de mes dernières paroles.

Michel sortit sans attendre la réponse de la jeune fille. Pendant qu’il parlait, son visage avait pris une expression si mâle et sa voix des accens si énergiques, qu’il parut à la jeune villageoise tout autre qu’elle ne l’avait vu jusqu’alors. Elle ne put demeurer insensible à un dévouement si désintéressé, et une larme, larme bien légère il est vrai, et bien vite essuyée, mouilla ses yeux. Le charbonnier ne vit point cette larme, qui l’eût payé de toutes ses peines ; il était déjà loin de la maison.

Gaspard triomphait dans ses amours, mais il ne triomphait plus que là. Il ne se passait pas de jour sans qu’il n’éprouvât comme braconnier quelque désagréable mésaventure. Une main invisible détruisait ses pièges à fièvres et à chevreuils ; la même main effaçait les coupes du gibier et en faisait ailleurs d’autres parfaitement imitées : Gaspard plaçait là ses collets et ne prenait rien. Ces déceptions de pêcheur étaient plus grandes encore : levait-il ses lignes dormantes, au lieu de truites et d’ombres, c’étaient des quadrupèdes morts qui s’y trouvaient attachés. Ses nasses étaient placées à rebours et l’entrée tournée dans le sens du cours de l’eau ; un jour il les trouva toutes suspendues aux arbres du bord. Était-ce Michel qui causait au braconnier tous ces désagrémens ? Peut-être était-il trop honnête et trop fier pour descendre à de pareils moyens de vengeance. Gaspard s’embusqua vingt fois pour chercher à découvrir l’individu qui se permettait ces mystifications envers lui ; ce fut en vain. Une autre surprise non moins désagréable lui était réservée encore. Cyprienne, on le sait, avait la tête légère ; son cœur valait mieux. C’était une enfant gâtée, très gâtée même, pleine de caprices et de soubresauts, se croyant tout permis parce qu’elle était la plus riche du village et aussi la plus jolie ; mais au fond elle n’avait rien de vraiment mauvais et rien surtout qu’un peu d’expérience de la vie ne pût heureusement corriger. Quel que fût son amour ou plutôt son engouement pour Gaspard, elle ne pouvait se cacher ni le chagrin qu’en ressentait son père, ni les jugemens peu favorables qu’en portaient les gens du village. Le père Urbain ne lui avait adressé aucun reproche, mais il avait perdu toute sa gaieté, et il ne lui prodiguait plus les caresses comme autrefois. Cyprienne crut même s’apercevoir une fois qu’il avait pleuré.