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toutes les langues se délient et se mettent en branle à la fois. Récits merveilleux de chasse, récits miraculeux de pêche, mariages faits, défaits ou en voie de se faire, déceptions de mariage, tels sont les divers thèmes, et Dieu sait avec quelle verve souvent un peu libre ces sujets sont traités par nos paysans ! Les femmes ont quitté la table, ou plutôt il est rare qu’elles y paraissent. Le dialogue a d’abord été mêlé de patois et de français ; mais le patois ou pour mieux dire la langue de nos pères a bientôt pris le dessus, langue à peine altérée, vive et expressive comme à ses meilleurs jours, moqueuse par-dessus tout, et ayant pour exprimer et railler les défauts, travers et misères de l’homme trois fois autant de mots que le français, déjà cependant si riche sous ce rapport. Le médecin Coictier, qui était Bourguignon salé[1], comprendrait toute la conversation et ne manquerait pas d’y placer son mot. Si la langue est d’un autre temps, les physionomies sont d’un autre pays. Le Comtois est blond ou châtain ; le paysan du massif a le teint brun avec les yeux noirs et les cheveux noirs. Ainsi dans ce coin de terre, qu’enferment le Lison et le Todeure, tout est particulier et a son cachet propre. Le récit suivant n’a pour but que de mettre davantage en relief toutes ces singularités.


I

Le soir de la fête d’Alaise qui eut lieu en juin 1859, un jeune homme s’apprêtait vers neuf heures à quitter le village. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, grand, vigoureux, et que les jours de dimanche on n’eût jamais pris, tant il avait bonne mine, pour un simple charbonnier, ce qu’il était cependant en réalité. Son nom était Michel Bordy ; mais sur le massif, où tout le monde ou à peu près se nomme Bordy, on ne l’appelait que Michel et quelquefois aussi la Fillette, surnom que lui avaient valu dans son enfance sa douceur et son extrême timidité. Chaque paysan du massif a son sobriquet, l’un le Capucin, l’autre le Dragon, celui-ci la Loutre, etc., et ces sobriquets, qui se transmettent souvent de père en fils, forment comme un second nom de famille.

Michel avait sa baraque et ses fours à charbon dans la partie de la forêt qu’on nomme le Fori. Il devait prendre le chemin de Sarraz, dont le Fori n’est que peu éloigné ; mais sur ce chemin est un lieu redoutable que les paysans n’affrontent pas volontiers une fois le soleil couché. On y voit de tous côtés voltiger des clas ou

  1. On nommait autrefois Bourguignons salés les habitans de la partie du Jura qui renferme les diverses salines. Coictier, le médecin de Louis XI, était de Poligny.