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amis politiques ? Ce serait, je crois, un reproche injuste. Eût-il eu personnellement une vue bien nette des périls qu’on suscitait et la ferme volonté de réagir, il n’aurait pas pu puiser dans l’opinion la force nécessaire pour imposer des mesures qui auraient retenti comme un coup d’état. Ces deux mots, sous lesquels il y a tant de choses, « liberté commerciale, » n’existaient pas alors à l’état de principe accepté. On n’avait pas encore comme élément de démonstration la grande expérience de l’Angleterre. Les économistes étaient peu nombreux, peu écoutés. Soit par une sorte de précaution semi-officielle, soit que l’élaboration de leurs idées ne fût pas complète, ils n’abordaient le problème de la libre activité humaine que timidement, par un de ses côtés, celui des échanges avec l’étranger. On ne voyait pas assez nettement le lien de leurs théories avec cet autre problème si violemment agité, celui de la misère, ni la subtile réciprocité qui unit la politique proprement dite avec les phénomènes de la production. Dans les régions du pouvoir, l’importance attribuée à toutes ces choses était si mince, que l’homme d’état appelé au jour de la crise pour succéder à M. Guizot était la négation personnifiée de l’économie politique. Dans les journaux, à deux ou trois exceptions près, l’opposition à cette liberté qui est l’aliment de toutes les autres devient plus vive à mesure que la nuance démocratique se prononce. Les feuilles écrites alors pour les ouvriers, et souvent par des ouvriers, sont curieuses à relire aujourd’hui. Quelle indignation contre ces perfides économistes qui, par « une atroce application du libre échange, » veulent ôter le pain aux travailleurs, cimenter la féodalité industrielle, livrer leur patrie « à la foi punique des Anglais ! » Si je copie des expressions de ce genre, c’est pour avoir occasion de dire qu’il y a aujourd’hui, à ma connaissance, des hommes sincères qui s’étonnent de les avoir écrites.

Était-il donc raisonnable d’entamer ces innovations hasardeuses, mal comprises, qui auraient eu pour effet de débander la phalange des amis et de fournir aux adversaires de nouveaux moyens d’attaque ? Voilà ce qu’on devait se dire dans les conseils du roi Louis-Philippe. Dans les réunions de la majorité, où le problème économique jetait vers les derniers temps des incertitudes pénibles, les défenseurs du système restrictif avaient un autre argument à faire valoir. Sous ce système contre lequel on élevait tant d’objections théoriques, disaient-ils, des progrès merveilleux avaient été accomplis : la France de 1845, comparée à celle de 1815, se présentait avec un éclat de supériorité qui justifiait la phrase annuelle sur « la prospérité toujours croissante. » La production en toutes choses avait notablement augmenté, et à part les vivres, dont les prix avaient tendance à s’élever, presque tous les autres genres de consommation