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ne peut se passer absolument d’aristocratie ; il en faut une à tous les gouvernemens. Voulez-vous savoir quelle est celle du gouvernement de juillet ? C’est celle des grands industriels et des grands manufacturiers : ce sont là les fondateurs de la dynastie nouvelle. » Ces paroles étaient bien malheureuses. Ce qu’il y a de plus étrange, ce n’est pas qu’elles aient été prononcées par un orateur qui faisait excuser par des saillies spirituelles sa franchise étourdie et compromettante : c’est qu’elles n’aient pas donné à réfléchir dans ces hautes régions du pays légal, où tant d’esprits éminens étudiaient le mécanisme des sociétés. Dans la constitution britannique, l’aristocratie est une force existant par elle-même[1] ; une autre force qui grandit chaque jour est l’industrie. Jusqu’à présent, elles se sont assez bien équilibrées l’une par l’autre, et si la première doit un jour disparaître devant la seconde, sinon comme influence morale, au moins comme ressort politique, c’est qu’alors l’industrie sera elle-même dépouillée de toute espèce de privilège, et qu’en ce qui concerne l’exercice des facultés productrices, il y aura égalité dans la liberté. Mais de l’aristocratie et de l’industrie ne faire qu’une seule et même force, concentrer le pouvoir législatif dans une classe, parce qu’elle s’est enrichie, avec la faculté de s’enrichir encore au moyen des lois qu’elle fait, c’est charger le grand ressort constitutionnel au point de faire éclater la machine. Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour comprendre cela. A-t-on le temps de réfléchir sur la pente où l’on glisse ? Les majorités parlementaires subissaient des entraînemens dont elles n’avaient pas conscience.

M. Guizot avait rapporté de son ambassade d’Angleterre une estime théorique pour la liberté commerciale et des dispositions à conclure des traités de commerce. Depuis 1815, on n’avait jamais stipulé qu’en vue de la navigation, et on s’était plutôt appliqué à empêcher les échanges de marchandises qu’à les multiplier. Une convention avec la Belgique fut signée en 1842 : les avantages de la réciprocité étaient limités à quatre ans ; mais le ministère, où le portefeuille du commerce était tenu par un des vétérans de l’armée prohibitioniste, craignait d’être grondé par la majorité dont il émanait. On n’osa soumettre le traité à l’approbation des chambres qu’en 1845, c’est-à-dire un an seulement avant son expiration. Le président du conseil se crut même obligé de déclarer à la tribune que le traité n’avait pas répondu à l’attente du gouvernement, et qu’il ne serait pas renouvelé, si l’on n’obtenait pas de la Belgique une réciprocité plus efficace. En effet, dans la convention renouvelée

  1. Si la noblesse d’Angleterre a pu s’enrichir par le monopole des céréales, c’était accessoirement en vertu de son droit féodal. Il en serait bien autrement d’une aristocratie politique, dont l’unique raison d’être serait l’enrichissement par l’industrie.