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anonyme. La liberté y aurait sans doute gagné ; mais l’agiotage commençait à s’épuiser par ses propres excès. Le public, suivant sa coutume, entrait dans cette phase de réaction où il ne veut entendre parler d’affaires d’aucune sorte. À quoi bon alors soulever une discussion des plus épineuses et montrer le défaut de la cuirasse aux adversaires du privilège ? Le projet de loi de 1838 ne fut pas discuté, et on resta sous le régime de 1807, tempéré momentanément par le découragement des spéculateurs. Or, par les raisons indiquées plus haut, ce régime ne laisse à la disposition de la plèbe industrielle qu’une seule forme d’association, la commandite, forme insuffisante, pleine de périls pour le public et même pour ceux qui l’emploient, discréditée aussitôt qu’elle est largement appliquée en raison de l’abus qu’on en peut faire et des désastres qu’elle occasionne[1]. Par la force des choses, la seule forme qui soit féconde, la société anonyme, devient une sorte de privilège, car l’état ne peut pas prodiguer cette espèce de garantie attachée à son autorisation et à sa surveillance. Sans parler des entreprises utiles qui sont empêchées au détriment du pays, cela aboutit à conférer le monopole des opérations essentielles et lucratives à un petit groupe de personnages considérables par leur importance comme capitalistes ou par leurs affinités avec le pouvoir, quel qu’il soit.

Avec cette inclination au monopole, qui a toujours été le mauvais génie de l’industrie française, la haute banque devait avoir pour idéal de régenter d’une manière absolue la circulation et le crédit. La machine existait, mais elle avait été faussée par les circonstances. Les lois constitutives de la Banque de France avaient autorisé cette institution à rayonner sur tout l’empire au moyen des succursales qu’elle jugerait convenable d’installer. L’établissement des banques départementales n’était pas interdit, mais il était subordonné au bon vouloir du gouvernement, qui sans doute n’aurait pas été prodigue de ses autorisations, si on les avait sollicitées. « Pendant toute la durée de nos longues guerres, a dit M. Gautier, on ne vit, à une seule exception près (Rouen), se manifester nulle part le besoin d’établissemens de cette nature. » Toutefois, vers 1810, la Banque de France organisa, comme pour sonder le terrain, trois comptoirs, à Lyon, à Lille et à Rouen ; elle fit ainsi avorter dans cette dernière ville la seule banque locale qui existât, et qui était son aînée, car elle remontait à 1798. Ces essais ne réussirent que

  1. C’est ce que nous avons encore vu en 1856. Un nouvel accès de fièvre industrielle et d’agiotage s’étant déclaré, l’indignation publique a réclamé, comme en 1838, une loi destinée a prévenir les abus de la commandite : on en a fait une qui rend les commandites à peu près impossibles, et l’on commence à s’apercevoir que le remède est pis que le mal.