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à de telles transactions ténébreuses ; mais plusieurs se soucient peu de la couleur de leurs jambes aussi longtemps qu’elles peuvent les conduire à la fortune. Les book makers constituent entre eux une sorte de franc-maçonnerie dont les membres se reconnaissent à certains signes, à un langage particulier et souvent à un costume de convention. Il y a d’ailleurs dans la hiérarchie de ces confrères-des nuances et des degrés innombrables. Les uns tiennent leur cour à Tattersall’s ou dans d’autres lieux de réunion à la mode, tandis que les plébéiens du métier opèrent souvent en plein air. La loi défend en effet de parier dans les tavernes et dans les autres établissemens publics. S’il existe à Londres des betting offices, ces bureaux de paris ont un caractère tout à fait clandestin. Le commun des book makers trouve alors bon d’établir ses quartiers dans certaines rues où les petits turfites sont toujours sûrs de les trouver. Dernièrement la rue elle-même leur a été disputée. Une plainte fut portée devant les tribunaux contre certains book makers qui tenaient leurs séances quotidiennes dans Bride lane, une ruelle de Londres depuis longtemps célèbre pour les paris en plein vent., et où l’encombrement des betting men était tel que les enfans ne pouvaient plus frayer leur chemin pour aller à l’école. Ce procès fut remarquable par certains traits de mœurs. Toute la confrérie ou, pour mieux dire, toute la bohème du turf y assistait, et attendait avec inquiétude la décision du tribunal. Le juge reconnut hautement que, dans la libre Angleterre, tout le monde avait le droit de perdre son argent, s’il le jugeait agréable, en pariant sur les chevaux. Il nia seulement le droit d’intercepter la circulation publique. Cette dernière défense ne s’adressait pas plus aux betting men qu’aux prédicateurs en plein vent, aux faiseurs de cours publics et aux charlatans. Les affiliés se retirèrent, tristes d’avoir perdu leur cause, mais fiers d’avoir sauvé le principe. Ils en sont quittes pour se réunir maintenant un peu plus loin, parmi les ruines d’un ancien édifice. Ces hommes, dont la probité est contestable à certains égards, ont pourtant un point d’honneur tout spécial. Je me suis souvent étonné de la facilité avec laquelle les bettors confiaient leurs souverains ou même leurs bank notes, signes représentatifs des paris, à des mains parfaitement étrangères, à des hommes dont le domicile est souvent inconnu, dont le caractère n’est guère considéré, et qui pourraient si facilement disparaître. Eh bien ! il est très rare que ces mêmes hommes se dérobent à leurs engagemens : l’escroquerie proprement dite constitue une- exception aussi bien parmi les book makers de l’ordre le plus obscur que parmi les gens du monde. On dit à cela que cette honnêteté relative n’est souvent qu’un sentiment d’intérêt bien entendu. Ces faiseurs de livres perdraient à l’instant même toutes leurs pratiques et ne pourraient