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pauvres et des jockeys riches ; ces derniers ont même ce qu’on appellerait en France de la fortune. En traversant Nevvmarket, je remarquai dans la grande rue une des plus jolies maisons de la ville pour l’architecture et le bon goût des ornemens ; eh bien ! cette maison avait été bâtie pour un jockey. Le riche et célèbre Crockford, dont j’ai déjà parlé, avait coutume de dire qu’on voyait plus d’argenterie sur la nappe de ses jockeys que sur sa propre table. En 1823, Robinson, ayant gagné dans la même année le Derby et le Saint-Léger, reçut d’un gentilhomme écossais à titre de cadeau la somme de mille livres sterling. Je connais un jockey qui est sorti d’une famille très pauvre : vers l’âge de huit ou dix ans, ses heureuses dispositions ayant été remarquées par un lord, il fut envoyé dans une école de charité ; plus tard il entra dans les écuries de ce même seigneur, qui était un sportsman ; aujourd’hui, selon le langage des Anglais, il vaut une ou deux mille livres sterling par an. Ce ne sont pas seulement les gages qu’il reçoit par année qui font le revenu net d’un jockey ; il est rétribué en sus chaque fois qu’il monte un cheval pour la course, et reçoit le triple dès qu’il gagne le prix. Quelques grands seigneurs lui abandonnent même dans ce dernier cas la valeur de l’argent, se contentant de garder pour eux l’honneur. Comme les victoires ou les défaites du turf se trouvent placées en grande partie dans la main des jockeys, il est de l’intérêt des lords ou même des industriels du turf de payer libéralement ces importans auxiliaires. Nulle puissance dans le monde n’est plus exposée à la corruption ni plus entourée de toute sorte de brigues que celle de ces dompteurs de chevaux. Je ne veux point dire que leur conscience soit plus aisément séduite que celle des autres hommes ; mais la plupart des riches sportsmen trouvent néanmoins prudent de la fortifier par un salaire élevé qui mette les jockeys à l’abri de la tentation. Dois-je lever un autre coin du voile ? La bonne entente entre le maître et le jockey s’appuie généralement sur des motifs honorables : on les récompense bien pour stimuler leur émulation ; mais, si j’en crois les annales secrètes du turf, cette générosité aurait quelquefois encouragé de coupables services. Je suppose un turfite de mauvaise foi, — et il s’en est malheureusement rencontré plus d’un dans le monde du sport, — il soutient à visage découvert sur le marché des paris le cheval qu’il doit faire courir en son nom dans le prochain meeting, mais en sous main il a des agens qui parient contre ce cheval en faveur d’autres héros de la course. Si la somme des paris contre dépasse de beaucoup la ; somme des paris pour son propre coursier, il a dès lors avantage à perdre. Dans ce cas, il donne le mot au jockey : « Tu ne vaincras pas cette fois-ci. » Le jockey se soumet avec peine à cet arrêt, car son amour-propre est en jeu ; mais l’amour-propre cède trop souvent chez l’homme à de fortes considérations