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engagea les services de Jem Robinson, — alors un garçon de dix-sept ans, — pour le prochain Derby. Un trainer, dans les écuries duquel travaillait Jem, vit avec peine qu’on débauchât ainsi l’un de ses meilleurs élèves. Il s’en vengea en lui donnant à monter pour ce grand jour un cheval nommé Azor, qui semblait n’avoir aucune chance, car au même moment et dans les mêmes écuries florissait un autre cheval, Student (l’Étudiant), qui réunissait en sa faveur toutes les conjectures du turf. Jem Robinson se rendit sur le champ clos avec son insignifiante monture : on partit, et bientôt à sa grande surprise le jockey se trouva seul dans l’arène. Il se tourna sur la selle, et, regardant derrière lui, vit les autres chevaux et les autres jockeys qui le suivaient à distance. Ce regard, prompt comme l’éclair, avait suffi pour le convaincre qu’Azor, méprisé et méconnu, valait mieux que sa réputation. Il fit tant alors des pieds et des mains, du fouet et de l’éperon, qu’après une course à fond il poussa Azor triomphant devant la chaire du juge. Ce fut le premier et le dernier succès de ce cheval, qui a pourtant laissé un nom. Faut-il maintenant attribuer l’imprévu de cette victoire au talent du jockey ou à l’incertitude qui règne très souvent sur la valeur réelle ou accidentelle des coursiers engagés dans la lutte ? Peut-être à l’une et à l’autre cause : toujours est-il qu’un bon jockey fait sortir d’un cheval à un moment donné tout ce que la nature y a mis et ce qu’un autre ne saurait point en tirer[1].

La plupart des jockeys ont commencé par être grooms dans les écuries d’un trainer. Ils ont dormi avec les chevaux dès l’âge le plus tendre, sauté sur le dos des chevaux dès qu’ils pouvaient se tenir, et galopé avec eux dans la plaine dès deux ou trois heures du matin. Leur apprentissage a été rude : ils ont subi le morne silence, la discipline austère, la subordination absolue, quelquefois même le système d’espionnage qui règne dans les training establishments. Cela ne les empêche pas d’ailleurs de boire ni de jurer comme des démons. Très peu d’entre eux ont reçu une véritable instruction ; leur école est le manège. Quelques trainers anglais exercent néanmoins sur le personnel de leurs écuries une sorte de surveillance morale : l’un d’eux, qui vit dans le nord de l’Angleterre, se rend tous les dimanches à l’église, suivi de ses grooms et de ses jockeys, qui marchent en rang comme une armée de soldats. Entre eux, ils parlent

  1. Voici un autre exemple de la supériorité de certains jockeys : Chifney, voyant dans une course un jeune camarade qui, selon le langage du turf, prenait trop de libertés avec son cheval, lui dit : « Où vas-tu comme cela, mon garçon ? Tiens-toi près de moi, et tu arriveras le second. » Le jeune jockey retira son cheval en arrière et le mit de front avec celui de Chifney. Il s’ensuivît une lutte durant laquelle l’avantage parut d’abord égal des deux côtés ; mais à la fin le succès tourna comme Chifney l’avait prédit.