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au contraire il ne se sentait pas en veine, il bondissait et se dérobait à la lutte malgré les efforts de son jockey : dans le langage du turf, il trouvait bon de fermer boutique, shut up. Un autre coursier célèbre, Euphrate, avait aussi des excentricités curieuses qui ont fort occupé les sportsmen. Comme il avait été dressé de bonne heure au métier, l’expérience lui avait appris que, la veille d’une course, on soumet les chevaux dans les écuries à un régime et à un traitement particuliers. Cette sagacité, jointe à un tempérament très nerveux, le rendait alors inquiet, — ni plus ni moins qu’un général d’armée à la veille d’une grande bataille, — et lui faisait perdre ainsi une partie de ses forces. Le trainer, s’étant aperçu de la chose, jura bien d’éviter désormais avec soin tout ce qui pourrait éveiller les soupçons de l’ombrageux animal et le mettre sur la piste des événemens futurs[1]. Il existe, d’un autre côté, une notable différence dans la manière dont ces acteurs conquièrent leur renommée : les uns paraissent tout d’abord sur le turf avec éclat et éclipsent tout autour d’eux ; d’autres ne s’élèvent que par degrés et arrachent, comme disent les poètes du turf, leurs lauriers de la main du temps. Il y a deux ou trois années triomphait à Ascot un vieux cheval connu sous le nom de Fisherman, et qui est devenu, selon le langage des Anglais, une institution dans le monde des courses. Eh bien ! les débuts de ce coursier célèbre avaient été malheureux ; ce ne fut qu’après plusieurs défaites qu’il rompit la glace à Nottingham, où il gagna un prix désigné sous le nom de trial stakes. Depuis, il avait figuré dans cent quatorze courses et avait vaincu soixante-onze fois. Un jockey avait pris soin de lui quand il était dans les écuries de son ancien professeur (trainer), et chaque fois que le cheval le rencontrait sur le turf, il saluait cet ancien ami par un hennissement de joie. On se figure peut-être que, leur éducation étant terminée, les race horses n’ont plus rien à faire dans l’intervalle des courses ; c’est une erreur : l’exercice (drilling) est pour eux, comme pour les soldats, une occupation de toute la vie.

Un bon cheval de course se maintient généralement avec honneur sur le turf jusqu’à sa sixième ou septième année. Après avoir disputé le prix dans de brillans tournois où il jouissait de toute l’indépendance de sa valeur, il concourt ensuite le plus souvent pour des handicaps. Voilà encore un mot qu’il nous faut expliquer. On donne le nom de handicaps à des courses où l’on cherche à égaliser entre les concurrens les chances de victoire. Un cheval dans toute

  1. Euphrate avait encore une autre habitude singulière, qui était de tirer la langue quand il était de belle humeur et qu’il se sentait en train. C’était un signe dont profitaient les habiles parieurs : l’animal les avertissait ainsi qu’ils pouvaient lâcher la bride à la spéculation.