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pour des enfans, mais dont le visage tanné annonce souvent une jeunesse déjà fort décrépite. Ils arrivent bottés et recouverts d’une longue redingote brune, sorte de chrysalide d’où ils doivent bientôt s’échapper avec des vêtemens de satin et des couleurs éclatantes. L’un après l’autre, ils s’assoient avec un air de gravité dans la chaise qui forme un des plateaux de la balance. Il y en a d’une légèreté fabuleuse ; quelques jockeys anglais ne pèsent que trois ou quatre stones (cinquante-six livres) ; la différence entre leur poids naturel et le poids légal se trouve alors comblée par une masse de plomb qu’on ajoute à la charge de la monture. Cependant la cloche avait sonné, et l’heure était venue de seller les chevaux. Un flot de curieux se précipita vers les paddocks (enclos réservé aux bêtes) pour assister à la cérémonie du saddling (sellage), et je suivis la foule. Cette dernière toilette des chevaux consiste surtout à les déshabiller ; on leur enlève en effet leur croupière de laine, leur couverture de ventre et leur capuchon. Ceci me rappela le mot de cette femme de chambre anglaise qui, faisant allusion aux robes très décolletées de sa maîtresse, disait un jour : « Je vais déshabiller ma lady pour qu’elle aille ce soir au théâtre de sa majesté. » Tous les chevaux qui concourent pour le Derby race ne doivent avoir que trois ans ; ils sont par conséquent dans toute la fleur de leur beauté. À la vue de ces nobles créatures, l’enthousiasme éclata. Où est Dundee ? Son apparence fière et intrépide, son regard farouche soulevèrent des bravos. Je dois dire que dans un tel moment les jugemens qu’on porte sur les acteurs du jour se trouvent dominés par les intérêts : chacun voyait son cheval à travers la somme des paris qu’il avait risquée comme à travers des verres de lunette. Or, Dundee étant le lion du dernier Derby, c’est-à-dire celui sur lequel on avait hypothéqué des fortunes, ce fut aussi le coursier qui fut le plus admiré. C’est à peine si l’on daigna remarquer la modestie triomphante de Kettledram, l’ardeur impatiente de Diaphantus, qui manqua tout d’abord de démonter son jockey. Pour moi, qui regardais avec des yeux désintéressés, je ne partageai point tout de suite, il faut le dire, l’engouement des Anglais pour ces chevaux de course. Malgré leurs formes sveltes, leur jolie tête légère, leurs flancs de biche, leurs épaules obliques, leur cou sur lequel les veines se dessinaient comme des nervures sur une feuille de vigne, ces chevaux ne me représentaient point le beau idéal de la race tel que je l’avais vu figuré sur les sculptures grecques et romaines. Un amateur devant lequel j’osai exprimer mes doutes se contenta de hausser les épaules. Un autre, plus indulgent ou mieux élevé, prit la peine de m’expliquer que la beauté des chevaux, comme celle d’ailleurs de toutes les créatures vivantes, était relative à la nature