Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de verres ou de pots d’étain, et un combat acharné entre les mains étendues qui arrachent tout ce qui peut se boire. J’étais d’ailleurs content de mettre pied à terre ; tant qu’on marche avec ce qui marche, on s’aperçoit peu du mouvement ; mais dès qu’on s’arrête, la foule roulante des voitures devient, selon l’expression des Anglais, un spectacle excitant. Nous remontâmes au bout d’un quart d’heure sur l’omnibus, et le conducteur, jugeant à propos d’éviter les flots de véhicules qui grossissaient de moment en moment, abandonna pour un temps la grande route. Sur le nouveau chemin où nos chevaux s’étaient engagés, nous découvrîmes un assez joli paysage anglais, des plaines d’un vert sombre, de petites rivières et des bouquets d’arbres sous lesquels ruminaient de grands bœufs. C’était d’ailleurs en vain que notre conducteur cherchait la solitude : cette route détournée se montrait, il est vrai, moins encombrée que l’autre ; mais, aussi loin que pouvait s’étendre la vue, devant et derrière nous serpentait une ligne ininterrompue de voitures et de chevaux. Mon attention n’étant plus si absorbée par le bruit et l’agitation du défilé d’Epsom, je m’occupai de lier connaissance avec mes compagnons d’omnibus. Tout chez eux annonçait la joie, car l’Anglais a pour principe qu’on ne saurait se montrer trop gai ni trop libre un jour comme celui-là. Ils saluaient par des plaisanteries les groupes de jeunes filles en petit nombre qui avaient su résister à la tentation du Derby, et qui se livraient, comme d’ordinaire, aux travaux des champs. Un vieux cheval éreinté qui paissait dans une bruyère excita surtout la bonne humeur de notre petite caravane ; on le montra du doigt en s’écriant : « Voici Dundee ! » Dundee était un des chevaux qui devaient courir ce jour-là à Epsom pour le grand prix et en faveur duquel les joueurs avaient parié des millions. Le pauvre animal secoua la tête, en ayant l’air de dire : « Dans quel temps vivons-nous ! On ne respecte plus même la vieillesse ni les services passés ; » puis il nous tourna le dos et se remit philosophiquement à mordre une touffe d’herbe fraîche. J’étais assis entre deux habitués des courses : tous les deux n’avaient point manqué un Derby depuis près de trente années ; mais ils y étaient attirés par des vues bien différentes : l’un y venait pour parier sur les chevaux, l’autre était un archéologue des courses. Ce dernier n’avait d’autre intérêt que de voir, de comparer entre eux les chevaux célèbres, et de recueillir les faits anciens ou nouveaux qui se rapportent à cette grande institution anglaise. Je me promis bien de mettre à profit en temps et lieu les lumières spéciales de mes deux compagnons. Pour l’instant, je me contentai de reposer mes yeux, fatigués par un tourbillon de poussière et de voitures, sur les riches campagnes du Surrey. Notre omnibus traversa même vaillamment