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qu’il était jusqu’à présent difficile d’expliquer. La configuration du sol, la nature des minéraux, du climat, des plantes et des animaux utiles ou nuisibles ont exercé sur les destinées des peuples une influence trop puissante pour que l’étude de ces conditions physiques d’un pays ne jette point de nouvelles lumières sur son histoire. La géologie surtout doit agrandir le domaine des sciences historiques ; elle nous apprend qu’avant l’époque où la race humaine a été créée, chaque région du globe a éprouvé plusieurs révolutions : les plantes, les animaux, ont été modifiés un grand nombre de fois. Quand nous étudions une contrée, voyons donc quelle fut sa première origine. Fut-elle toujours un continent ? Si elle est sortie du sein des eaux, à quelle époque se fit son émersion ? Dans quel ordre ses diverses montagnes furent-elles soulevées ? Quels êtres l’ont habitée avant nous ? Cette étude sera une noble introduction pour l’histoire des sociétés humaines. La mission à Chypre m’offrait une occasion particulièrement favorable d’appliquer les idées que je viens de signaler. À la vérité, je rencontrais là un pays d’une faible étendue ; mais la nature est si féconde dans ses productions que, pour l’étudier dans son ensemble, on doit resserrer le champ de ses observations. Une île, c’est un petit monde bien circonscrit qu’il est facile d’embrasser.

Je partis en mars 1853, accompagné de M. Amédée Damour, aimable et savant compagnon qui a partagé tous mes travaux. Il nous fallut passer par Smyrne, Rhodes, Alexandrette et Beyrouth ; nous attendîmes huit jours en Syrie un navire qui devait nous conduire en Chypre ; aujourd’hui les communications avec cette île sont plus faciles. On voulut nous dissuader de notre projet d’exploration : « Chypre, nous dit-on, est sans cesse ravagée par les fièvres ; c’est une terre sauvage où l’on ne trouve ni à se loger, ni à se nourrir. » Je ne pouvais reculer devant l’exécution de ma mission ; j’avais emporté de Paris force quinine, je pris à Beyrouth une tente et tous les objets nécessaires aux campemens. Lorsque j’aperçus Larnaca, le port de Chypre, au premier plan les minarets de ses mosquées et ses nombreux palmiers, au second plan le Mont-de-la-Croix se détachant sur le beau ciel d’Orient, mon cœur battit. Il est des conquêtes de plusieurs sortes : la terre que je touchais allait devenir le domaine de mes études.


I

L’île de Chypre a une forme allongée et très irrégulière : ses nombreux promontoires lui ont valu le nom d’Ile-aux-Cornes. Elle renferme deux principaux systèmes de montagnes : au nord la chaîne de Cérines, au sud un vaste massif connu depuis l’antiquité sous le