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de biens. Les abeilles vivent en société, et cette société est une paix inaltérable, — la raison en est simple : il y a des fleurs pour toutes. »

Un historien illustre, tout en tenant compte de ces raisons, ne leur attribue qu’une valeur transitoire. Aux yeux de Macaulay, ce qui fait la modération et le salut de la démocratie américaine est un pur accident, qui va s’évanouir au premier jour, laissant paraître et agir dans toute sa crudité, dans toute sa terreur, le principe démocratique. Il prédit certaines catastrophes aux Mats-Unis, telles que la ruine de leur liberté ou de leur civilisation, peut-être même de l’une et de l’autre, et dans une lettre au sujet de Jefferson, adressée à un citoyen de ce pays, il s’en explique avec une véritable franchise[1].


« Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l’aisé que ceux du vieux monde, — et, sous l’empire de cette circonstance, la politique de Jefferson sera peut-être sans désastre ; mais le temps viendra où la nouvelle Angleterre sera aussi drument peuplée que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera, et prendra les mêmes fluctuations, la même précarité que chez nous. Vous aurez vos Manchester et vos Birmingham, où les ouvriers par centaines de mille auront assurément leurs jours de chômage. Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l’épreuve. La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin, elle en fait la proie naturelle de l’agitateur, qui lui représente combien est injuste cette répartition où l’un possède des millions de dollars, tandis que l’autre est en peine de son repas. Chez nous, dans les mauvaises années, il y a beaucoup de murmures, et même quelque émeute ; mais chez nous peu importe, car la classe souffrante n’est pas la classe gouvernante. Ce suprême pouvoir est dans les mains d’une classe nombreuse, il est vrai, mais choisie, cultivée d’esprit, qui est et s’estime profondément intéressée au maintien de l’ordre, à la garde des propriétés. Il s’ensuit que les mécontens sont réprimés avec mesure, mais avec fermeté, et l’on franchit les temps désastreux sans voler le riche pour assister le pauvre, et les sources de la prospérité nationale ne tardent pas à se rouvrir : l’ouvrage est abondant, les salaires s’élèvent, tout devient tranquillité et allégresse. J’ai vu trois ou quatre fois l’Angleterre traverser de ces épreuves, et les États-Unis auront à en affronter de toutes pareilles dans le courant du siècle prochain, peut-être même dans le siècle où nous vivons. Comment vous en tirerez-vous ? Je vous souhaite de tout cœur une heureuse délivrance ; mais ma raison et mes souhaits ont peine à s’entendre, et je ne puis m’empêcher de prévoir ce qu’il y a de pire. Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous la majorité

  1. Lettre du 23 mars 1857, publiée par le Times le 7 avril 1860.