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dans le sang, où circulent la sève et le feu de l’individualisme, où chaque homme s’érige en souverain. Ce ne sont pas elles qui vont déléguer leurs pouvoirs et régner par procureur. D’ailleurs ces races ignorent l’unité de la loi parmi des populations nombreuses et sur des territoires étendus, ce grand accord pour obéir qui fait les nations et les troupeaux. À ce compte, elles n’ont que faire d’être représentées pour être libres ; leur mode de liberté est individuel, leur gouvernement est direct. Vous les voyez se camper çà et là, en petits groupes indépendans, comme les cités de la Grèce antique, comme les républiques d’Italie au moyen âge. — Ne les jugez pas au nombre et à l’espace. Il n’y a rien de si grand sous le soleil qu’un homme libre, et ces petits peuples, dans la folie de la liberté, ont fait et ont dit, des choses dont nous vivons encore. Bref, ils sont trop grands, trop fiers pour être représentés : l’humanité perdrait à ce qu’ils ne fussent pas souverains eux-mêmes.

Par ce qui lui manque de ce côté, par ce qu’elle possède d’ailleurs, l’Europe convient, de tout point au gouvernement représentatif. Un grand fonds d’obéissance, nulle obsession de l’idée religieuse, des espaces et des nombres qui ne peuvent songer au gouvernement direct, voilà nos titres, quelques-uns très négatifs, pour nous gouverner par voie de représentans ; mais encore que l’Europe soit au point voulu pour ce degré de liberté, n’en voulant pas moins et n’en pouvant pas plus, il s’en faut de tout que le gouvernement représentatif y soit compris partout de la même façon. « Beaucoup prennent le thyrse, mais peu sont inspirés du dieu, » disait Orphée. Il y a plus d’une race, plus d’un courant, d’esprit à travers l’Europe, et cette diversité paraît dans la chose que tous appellent du même nom et croient peut-être pratiquer à l’unisson.

Il n’est pas bien surprenant qu’il y ait plusieurs manières d’entendre la politique, puisqu’il y en a plusieurs d’entendre la métaphysique et la morale, c’est-à-dire l’esprit et le devoir humain. Quand il y a diverses notions de l’homme, de l’individu, comment n’y en aurait-il qu’une du gouvernement des sociétés humaines, surtout si nous cherchons ce gouvernement en elles-mêmes, et non plus à l’extérieur en quelque sorte, au hasard, à genoux, parmi des dynasties ou des théocraties absolues ? « Le gouvernement, s’écriait un jour M. Guizot, le plus grand emploi des facultés humaines ! » Oui, à coup sûr ; mais quelles facultés avons-nous au juste ? Il me semble que cela est à compter dans le problème du meilleur gouvernement.

Y a-t-il en nous une faculté (la raison, je suppose) pour saisir spontanément la vérité absolue ? Cette vérité n’a-t-elle pas un rayon qui s’appelle la justice, et qui s’impose à notre volonté comme