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— Je vais me mettre au lit… Je refuse de comparaître, disait déjà le pauvre Blandling, complètement terrifié par ces menaçantes perspectives. Il fallut l’ascendant de son confrère pour l’entraîner au tribunal et mettre un terme à la mauvaise plaisanterie de l’Irlandais.

Au moment où les deux médecins prenaient place au banc des témoins, — ils avaient obtenu qu’on m’installât parmi les reporters envoyés par les journaux de Londres, — on lisait déjà l’exposé des faits, rapportés avec une remarquable modération. Tremlett y prêtait une attention soutenue. Je le vis pourtant froncer le sourcil, lorsqu’il aperçut le docteur ; il ne lui en adressa pas moins une espèce de salut, tandis que Blandling n’obtint pas même un regard de ces yeux presque toujours baissés, et qui ne semblaient jamais pouvoir s’arrêter sur d’autres yeux.

La déposition du docteur inaugura l’interrogatoire. Elle me parut remarquable de netteté, de précision, de rigueur logique. Il exposa rapidement les principes de la science, et quand il eut ainsi familiarisé son auditoire avec les règles générales de la diagnostique, telles que les ont posées aujourd’hui les médecins aliénistes de premier ordre, les Sutherland, les Bucknill, les Noble, les Winslow, les Monro, il les appliqua rapidement à l’homme dont l’insanité mentale était en question. Il fit ressortir comme offrant tous les caractères de la « délusion » cette méfiance, cette haine posthumes que Tremlett portait à l’auteur de ses jours. Ses clameurs nocturnes, bien qu’elles fussent volontaires, les rêves horribles dont il se plaignait, ses refus de nourriture, ses mensonges sans motifs, ses cruautés systématiques et froidement préméditées, tout fut examiné, trié, classé avec soin. Il établit cette différence dont j’ai déjà parlé entre les malades dont le caractère change brusquement, sous l’empire de quelque dérangement d’esprit, et ceux dont la maladie ne fait qu’aggraver les dispositions naturelles ; les premiers, plus faciles à guérir, les seconds, à peu près incurables. Il insista finalement sur le péril évident que la complète libération de Tremlett ferait courir aux personnes dont il croyait avoir à se venger, et cita les menaces ambiguës qu’impliquaient certaines paroles échappées à son ancien client dans le cours de leur dernière conférence : à savoir que « si sa femme avait trempé dans le complot ourdi pour le perdre, elle méritait la mort… » À ces mots, Tremlett baissa tout à coup la tête, et je vis Carnegie, tourné vers lui, le couver d’un ardent regard. Le docteur continua, rappelant les propos qui s’étaient échangés entre eux au sujet de l’irresponsabilité pénale dont pouvait se couvrir, après s’être vengé, l’homme reconnu pour insensé. Je ne sais si j’étais dupe de mon imagination, mais Carnegie, déjà fort pâle, me parut blêmir encore pendant cette partie de la déposition, écoutée d’ailleurs par toute l’assistance avec un intérêt évident. Quant à Tremlett, il avait