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Il écrivit encore quelques mots, puis il changea de sujet, m’entretenant de sa fortune, des améliorations agricoles qu’il voulait apporter dans la gestion de son domaine. Ses idées à cet égard n’étaient ni très neuves, ni peut-être très lumineuses ; mais elles n’avaient rien d’étrange, et j’en ai trouvé de bien moins sensées, en apparence du moins, dans les écrits de certains économistes modernes. Il se préoccupait cependant de son procès, et tout à coup : — Ah ça ! docteur, me dit-il, un homme déclaré fou par jugement demeure-t-il comptable de ses actions ?

— Cela dépend des circonstances, lui répondis-je, comprenant la terrible portée de cette question à brûle-pourpoint. Si le crime est le résultat de l’insanité mentale, la responsabilité n’existe plus ; mais ne vous figurez pas qu’un homme, abusant de sa folie, puisse se livrer impunément à toutes ses mauvaises inspirations.

Ici Tremlett partit d’un éclat de rire : — Vous déplacez volontairement la question, habile homme que vous êtes ! Il est clair que si la loi m’ôte la liberté, elle me doit quelque chose à la place… Ne cherchez pas à me tromper là-dessus !… Supposez que vous et moi nous nous passions la fantaisie de détruire notre plus cruel ennemi, vous seriez pendu, cher docteur, et je ne le serais point… — Il répéta ces derniers mots, riant toujours, et, se plongeant ensuite dans ses paperasses, parut ne pas vouloir continuer l’entretien.

Je me levai donc pour m’en aller ; ce mouvement me mit à même de voir sur son bureau de grossiers barbouillages à l’encre. Je m’en saisis avant qu’il eût le temps de les faire disparaître.

— Vous dessinez ? lui dis-je ; mais voilà d’horribles sujets !

— Ces images ne sont pas de moi, répondit-il avec une assurance imperturbable… Sur quelques-unes, l’encre était à peine séchée. Je continuai à examiner ces esquisses ; elles représentaient toute sorte de figures humaines, mais surtout de femmes, soumises aux supplices les plus atroces, quelques-unes entre les griffes d’un démon, d’autres gisant à terre, la tête séparée du tronc ou défigurées, mutilées de mille façons hideuses. Tremlett s’irritait, malgré les éloges intéressés que je donnais à ses productions, de les voir entre mes mains. Il me les arracha tout à coup.

— Je vous dis, répétait-il, que ces dessins ne sont pas de moi, et ma parole vaut bien la vôtre, j’imagine… Allez, allez ! je déjouerai tous vos mensonges… Où sont vos témoins d’ailleurs ?…

— A quoi bon s’emporter ? répliquai-je en lui offrant le plus tranquillement du monde une poignée de main que je finis par lui faire accepter. Vous savez bien que je suis fait à vos douceurs. Vous fatiguez inutilement votre poitrine…

Nous nous quittâmes ainsi, et tout compte fait, en résumant ce que je venais de voir et d’entendre, je demeurai plus que jamais