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d’une décomposition certaine : en prenant les armes pour l’esclavage, ils détruisent les seules forces qui pouvaient prolonger la durée de l’institution servile aux États-Unis.

Chaque succès, chaque agression du sud créent de nouveaux abolitionistes ; les démocrates, autrefois liés à l’intérêt de l’esclavage, ont presque tous accepté l’alliance des républicains ; les plus compromis se jettent le plus vite dans le mouvement pour faire oublier leur passé ; le peuple tout entier voit dans l’institution de l’esclavage la cause de tous ses maux, de toutes ses inquiétudes. La guerre est désormais une guerre contre l’esclavage, non dans la forme, mais dans le fond, non pas en paroles, mais en action. Quelque hypothèse qu’on puisse faire sur le résultat des hostilités, il est impossible d’imaginer comment l’institution servile pourrait sortir triomphante de la lutte. Si la guerre étrangère vient compliquer la guerre civile, l’émancipation immédiate sera proclamée par mesure de salut public, et vingt millions d’hommes sur le continent de l’Amérique diront à la race noire : « Tu es libre ! » Si les hostilités traînent en longueur, la patience du nord s’usera dans de stériles combats, son orgueil s’aigrira par les défaites ; il verra son sol envahi, ses campagnes dévastées, ses villes ruinées, et le malheur lui arrachera enfin une résolution qui seule pourra mettre fin à une lutte sans gloire et sans issue.

Dans le cas opposé, si le nord remporte une victoire décisive, si les états du sud, sans alliés étrangers, affaiblis par l’effort gigantesque qu’ils font en ce moment, ruinés par le blocus, effrayés d’une insurrection servile, sont contraints à déposer les armes, l’abolition de l’esclavage pourra être posée comme une des conditions de la paix ; ou si le nord ne leur impose aucune condition et ne cherche à recueillir aucun fruit immédiat de la victoire, les états du sud n’en rentreront pas moins dans l’Union, humiliés, amoindris, dépouillés de leur ancien prestige ; la Virginie, le Kentucky, le Missouri, tous les états frontières, où la guerre aura émancipé un grand nombre d’esclaves, s’empresseront de se ranger par un acte d’émancipation parmi les états libres, ne fût-ce que pour éviter de devenir une seconde fois le champ de bataille des partisans et des ennemis de l’esclavage. Le territoire tout entier de l’Union sera fermé au travail servile ; l’institution du sud sera reléguée dans quelques états, entourée d’une infranchissable barrière. Or, de l’aveu de tous les hommes d’état du sud, l’esclavage périt quand il ne peut s’étendre ; ils n’auront donc d’autre ressource que de chercher à se défaire eux-mêmes d’une institution qui ne sera plus qu’une source de ruine et d’affaiblissement, quand elle cessera d’être protégée par les forces et la puissance de l’Union tout entière.


AUGUSTE LAUGEL.